Les propositions de loi

Affaires sociales
Chantal Jouanno 28/05/2014

«Proposition de loi visant à modifier le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles »

Mme Chantal Jouanno

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant d’entrer dans le débat sur la présente proposition de loi, je souhaite vous alerter sur l’état de notre société. Nous ne sommes pas des moralisateurs, mais il me semble nécessaire d’en avoir conscience et connaissance pour jouer notre rôle de responsables politiques. À l’occasion de la préparation de mon rapport sur l’hypersexualisation des enfants, j’avais été choquée par les chiffres que j’ai découverts, et par la déliquescence de notre relation à la sexualité. Ainsi, 82 % des enfants âgés de onze à treize ans ont été confrontés à des images pornographiques violentes ; or entre 50 % et 80 % des agresseurs adultes commencent à commettre des infractions à l’adolescence. Ce sont là de véritables motifs d’inquiétude. Mon collègue Jean-Pierre Godefroy et moi-même avions également été choqués, lors de notre travail sur la prostitution, par l’acceptation, la tolérance dont fait preuve notre société à l’égard des violences que subissent les personnes prostituées. Nous constatons un certain oubli des principes fondamentaux : la sexualité doit être consentie ; elle ne doit s’exercer ni au sein de la famille ni avant la puberté. Nous pouvons fermer les yeux et nous lamenter sur le coût de telles pratiques pour la société. Mais nous pouvons aussi fixer des limites. Notre droit, la Constitution, notre bel ordonnancement juridique et la belle architecture du principe de prescription ne peuvent pas être pensés en dehors de la société et des hommes. Tout à l’heure, Muguette Dini a rappelé les chiffres colossaux : 383 000 personnes victimes de violences sexuelles, 26 000 dépôts de plainte, dont 6 000 pour viols sur mineurs. À côté de tous les discours que l’on entend sur les accidents de la route, on parle bien ici, je le répète, de 6 000 viols sur mineurs ! De surcroît, comme l’a rappelé Muguette Dini, ces chiffres sont doublement minorés : d’une part, il n’y a pas d’enquête sur les mineurs et, d’autre part, les petites victimes n’ont pas toujours conscience du caractère criminel de l’acte commis. Les violences sexuelles ne sont pas conscientisées comme telles par l’enfant dont le parent – père ou mère – lui explique que c’est normal et qu’il agit ainsi pour son bien. Dès lors, comment l’enfant peut-il avoir conscience qu’il s’agit d’un crime ? Comment peut-il même assumer ce conflit de loyauté ? Par ailleurs, à la suite de ces violences sexuelles, qui sont décrites par les victimes comme une torture, peut se développer une amnésie post-traumatique, qui est nécessaire à la survie de la victime et est reconnue sur le plan médical. Nous parlons donc de milliers de cas potentiels de violences sexuelles. Aussi ai-je été choquée de lire dans le rapport de la commission des lois que la présente proposition de loi s’inspirerait d’un fait divers et qu’elle aurait même été déposée sous la pression de lobbies sécuritaires !
Certes, mais les lobbies sécuritaires sont là ! Quand sont en cause plusieurs milliers de cas, il s’agit non pas de faits divers, mais d’un fait de société.
Cela étant, nous devons évoluer parce que nos connaissances ont progressé. La réalité des viols est mieux documentée et révélée. L’amnésie post-traumatique ne cesse pas en fonction de la loi ; elle peut prendre fin après le délai de prescription. Oui, le délai de prescription est nécessaire à notre société pour sa stabilité, pour le droit à l’oubli et, surtout, au pardon. Mais quand l’amnésie prend fin, la victime se retrouve à la case départ, c’est-à-dire très exactement dans la peau de la petite fille ou du petit garçon qu’elle était, avec la peur. Elle ne peut commencer son travail de reconstruction, de pardon ou de recherche de vérité qu’à compter de ce moment. Aussi, le délai de prescription, tel qu’il est – vous l’avez d’ailleurs très bien souligné dans votre rapport, monsieur Kaltenbach –, est inadapté. Il constitue même presque une source d’inégalité. J’ai également lu dans les comptes rendus de la commission des lois que l’agresseur pouvait avoir reconstruit un nouvel équilibre social qu’il ne fallait pas bouleverser trop longtemps après. Mais qui peut croire qu’un adulte qui viole un enfant, qui l’oblige à la fellation ou à la sodomie est un adulte normal ? Qu’il pourra, même très longtemps après les faits, retrouver, sans traitement, sans accompagnement, une vie normale ? Qu’y a-t-il de plus inconcevable et d’ignoble que ces actes de torture physique et morale sur des enfants, qui ont d’ailleurs bien souvent lieu au sein des familles ? Oui, c’est certain, notre texte n’est pas parfait. Oui, il prend le parti des victimes, précisément parce qu’on ne l’a peut-être pas assez fait jusqu’à présent. Oui, les conditions proposées pour exercer l’action publique sont peut-être incertaines pour être légales. Et encore ! L’amnésie post-traumatique peut être médicalement constatée et être intégrée à l’expertise d’une autorité judiciaire. En l’espèce, je veux bien prendre le risque de voir cette proposition de loi frappée d’inconstitutionnalité. Il est cependant étrange de constater que, pour certains textes, on n’hésite pas à prendre ce risque... J’ai lu que cette proposition de loi crée une imprescriptibilité de facto. L’enquête permettra peut-être d’éviter ce risque, un risque qui, d’ailleurs, ne semble pas avoir posé de problème pour les abus de biens sociaux… Certains s’inquiètent des difficultés probatoires. Or les techniques ont évolué. Est-ce plus difficile d’apporter la preuve d’un fait trente ans après que vingt ans après ? Non ! Je sais que vous auriez préféré une remise à plat de l’ensemble des régimes de prescription. Nous aussi ! Voilà un sujet qui a d’ailleurs été brillamment examiné lors de la rédaction d’un rapport sénatorial remis en 2007. Il y a deux ans, j’ai entendu qu’on allait procéder à cette remise à plat, qu’elle était imminente. Les promesses sont identiques. Mais, sept ans après, rien n’a bougé !
Pourtant, dans le rigoureux édifice de la prescription, bien des brèches ont, il est vrai, été ouvertes : j’ai cité l’abus de biens sociaux, mais je pourrais tout autant évoquer les trafics de stupéfiants, le terrorisme. Il semble donc que certaines brèches dans l’ordre juridique soient plus acceptables que d’autres.
Nous sommes tous désireux d’un changement du régime de prescription, mais encore faut-il que nous soyons assurés de délais clairs, précis et sincères. Nous pourrions même finalement poser la question de l’imprescriptibilité des crimes commis à l’encontre d’enfants. Nous n’avons pas totalement confiance dans ces promesses. C’est pourquoi nous préférons vous proposer d’agir au lieu d’attendre. Je tiens à remercier Muguette Dini de sa constance et de son combat. Je vous remercie également, monsieur le rapporteur, car je sais que, à l’origine, vous n’aviez pas les mêmes orientations que nous. Or vous êtes aussi aujourd’hui un défenseur de nos propositions. En tout cas, vous avez reconnu la véracité des faits. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC, de l’UMP et du groupe écologiste. – Mme Michèle André applaudit également.)