Les interventions en séance

Fiscalité
28/04/2011

«Proposition de loi tendant à améliorer la justice fiscale»

 M. Jean Arthuis, Président de la Commission des finances

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que s’achève la discussion générale, je souhaite vous faire part de quelques observations. D’abord, je remercie les auteurs de cette proposition de loi de nous donner l’occasion de mener une réflexion sur les niches fiscales. Hier matin, en commission des finances, nous tentions de mieux appréhender le concept même de niche fiscale, qui n’est pas simple. Il sera de la responsabilité du Parlement d’en dessiner les contours afin de clarifier nos débats sur des questions qui peuvent choquer l’opinion publique et susciter de vives protestations et de réelles incompréhensions. Les niches mettent en effet à mal le pacte républicain et l’idée que nous nous faisons de l’égalité des Français devant l’impôt. Sur ces questions extrêmement graves, nous ne pouvons nous contenter d’effets tribunitiens, faute de quoi nous égarerions nos concitoyens, les empêchant de s’approprier les motifs qui rendent nécessaires un certain nombre de réformes. Outre les auteurs de la proposition de loi, je remercie également le rapporteur général Philippe Marini, le rapporteur de ce texte, Philippe Dominati, ainsi que M. le ministre chargé des relations avec le Parlement, qui a bien voulu suppléer les ministres en charge de l’économie et de la fiscalité, retenus sans doute par d’autres travaux, pour freiner toute tentation de créer de nouvelles niches fiscales ou sociales. Le sujet qui nous inspire ce matin, c’est la mondialisation et les défis qu’elle suscite. Depuis plusieurs semaines, j’assiste en quelque sorte au procès de Total. M. Rebsamen s’est lâché sur ce thème, mais je le mets en garde : évoquer ces questions, qui suscitent une incompréhension absolue, c’est manier de la nitroglycérine ! Si j’ai bien compris, en 2009, Total n’a pas payé d’impôt en France. Mais sur le plan mondial, l’entreprise a acquitté 7,7 milliards d’euros d’impôt pour un bénéfice net d’un peu plus de 8 milliards d’euros. Cela veut dire que les entités économiques paient l’impôt dans le pays où elles réalisent des bénéfices. Il s’agit de savoir si Total a fait des bénéfices en France. Les raffineries de Total sont-elles rentables ? Les activités développées en France par Total sont-elles globalement rentables ? Manifestement non ! Peut-être y a-t-il eu de l’optimisation fiscale, conséquence de la subtilité des textes que nous votons désormais au fil des lois de finances, lesquelles auront, je l’espère, le monopole des dispositions fiscales. Monsieur Rebsamen, je vous mets donc en garde. La vraie question est de savoir si Total a fait ou non des bénéfices en France. Il n’en a probablement pas fait, et c’est pour cela que l’entreprise ne paie pas d’impôt en France. Par conséquent, invoquer devant l’opinion publique l’argument selon lequel Total n’a pas payé d’impôt en France peut être rentable à court terme sur un plan électoral, mais ce n’est pas ainsi que nous améliorerons la compréhension collective des problèmes que nous avons à résoudre pour relancer la croissance, l’emploi et lutter contre le chômage. Donc, évitons de nous laisser aller à des considérations quelque peu tribunitiennes. Autre question que nous devons nous poser : pourquoi l’entreprise Total ne fait-elle pas de bénéfices en France ? Nos lois, nos réglementations sont-elles compatibles avec l’espérance de bénéfices ? Ne sont-elles pas activatrices de délocalisation de certaines activités ? Il va falloir que nous remettions en cause un certain nombre de nos conventions de langage et de pensée. Nous avons dû, au fil des années, puisqu’il faut aller à la conquête des marchés du monde, imaginer des fiscalités plus modernes, compétitives par rapport aux régimes fiscaux en vigueur dans d’autres pays. Je me trouvais voilà une semaine aux Pays-Bas, avec plusieurs membres de la commission des finances. Nous nous demandions pourquoi un certain nombre de grandes sociétés internationales y avaient leur siège. Ce pays a, au moins autant que nous, compris les enjeux de la mondialisation. Notre dispositif de bénéfice mondial consolidé permet à un groupe de déduire les pertes de ses filiales implantées à l’étranger des bénéfices réalisés en France par ses sociétés rentables. Mais lorsque ses filiales déficitaires deviennent excédentaires, elles paient l’impôt dans le pays où elles sont établies et, à ce moment-là, les résultats enregistrés en France n’intègrent pas les bénéfices constatés à l’étranger. Autrement dit, monsieur le ministre, nous jouons assez systématiquement perdants. (M. François Rebsamen approuve.) Cette situation doit inspirer une réflexion : avez-vous d’autres solutions ? Quelles réponses peut-on apporter ? Telles sont les interrogations sur lesquelles j’appelle votre attention. Les Pays-Bas, pour reprendre cet exemple, ont inventé un système de ruling : il permet, par le biais d’une négociation débouchant sur une convention, d’aboutir à un accord avec les dirigeants du groupe. La France n’est pas isolée dans le monde ; elle est en compétition avec d’autres pays, notamment avec les Pays-Bas. Vous l’avez dit, monsieur le ministre, une directive européenne permettrait d’harmoniser l’assiette des impôts sur les sociétés : c’est l’objet de l’ACCIS, l’assiette commune consolidée d’impôt sur les sociétés. Essayer de réguler au plan national une question qui doit être traitée à l’échelon européen ne peut s’apparenter, j’en ai bien peur, qu’à un exercice de pure gesticulation. Il est aisé de débattre de cet important sujet à la tribune ; cela nous permet de rendre compte à nos concitoyens des efforts que nous avons menés pour améliorer le rendement fiscal. Mais il faut en être conscient, cela revient à cracher en l’air ! Nous devons également nous interroger sur les prix de transfert. En effet, à l’échelon des groupes, il peut être commode d’optimiser en facturant depuis un pays où les bénéfices sont soumis à des taux relativement modiques vers un autre pays où les bénéfices sont imposés à des taux beaucoup plus élevés. Ne nous payons pas de mots ; l’instauration d’un système de ruling peut permettre d’apporter des réponses pragmatiques. Chers collègues socialistes, je vous remercie de nous avoir permis de mener cette réflexion commune. Toutefois, je ne partage pas les convictions que vous avez défendues ce matin et je doute que, avec votre proposition de loi, vous puissiez atteindre les cibles que vous visez, qu’il s’agisse de la suppression du régime du bénéfice mondial consolidé, qu’il s’agisse du plancher de cotisations ou de la régulation en fonction de l’affectation des résultats c’est-à-dire selon que l’on distribue ou que l’on mette en réserve les bénéfices. Tout cela me paraît quelque peu théorique, technocratique, et me semble se prêter à de nouvelles optimisations. Vous posez de véritables questions, mais, selon moi, vous devrez reprendre votre copie, car vos réponses sont illusoires. Dans ces conditions, je ne voterai pas les articles de votre proposition de loi.