Les interventions en séance

Affaires sociales
Chantal Jouanno 28/03/2013

«Proposition de loi visant à l՚abrogation du délit de racolage public»

Mme Chantal Jouanno

Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, je suis clairement abolitionniste, et je le revendique : je suis favorable à l’éradication de toutes les règles permettant le maintien du système prostitutionnel. Que n’ai-je entendu sur ce sujet ! « C’est le plus vieux métier du monde. Aucun pays n’a réussi à éradiquer la prostitution ! » Certes, nul n’exprime publiquement de telles opinions ; il s’agit plutôt de chuchotements discrets, au détour d’un couloir… Je répondrai qu’aucun pays n’est parvenu à éradiquer les violences faites aux femmes ou la pédophilie : de tels agissements en deviennent-ils pour autant tolérables ? On entend aussi dire que la prostitution serait un « mal nécessaire ». Eh oui mesdames, il faut vous sacrifier pour assouvir l’irrépressible besoin sexuel de certains. Mais la violence sexuelle n’est pas un besoin, elle est une pathologie, et la prostitution est non pas un commerce, mais une exploitation sexuelle. Selon un autre discours, nous devrions être libérales, laisser à celles qui le souhaitent la liberté d’être des travailleuses du sexe, et nous garder de la moralisation. Ce sont là des considérations théoriques, mais quelle est la réalité ? Tout au plus 10 % des prostituées choisissent librement cette vie ; pour 90 % d’entre elles, il s’agit d’une exploitation, s’accompagnant de violences et de viols.   Les rapports de l’IGAS et de Médecins du monde déjà cités par les précédents orateurs montrent très clairement qu’il s’agit d’un business mafieux, sans doute le plus rentable qui soit après le trafic d’armes. Toutes ces réalités nous sont connues. Qu’en est-il des clients ? Ils sont nombreux : un Français sur cinq déclare avoir déjà eu au moins une relation sexuelle tarifée. Ces clients se bouchent le nez, ferment les yeux, peut-être parce que, dans 80 % à 90 % des cas, les prostitués sont des femmes immigrées en situation illégale, des homosexuels ou des transsexuels, bref des personnes qui, aux yeux de certains, n’ont pas le même droit que les autres à la dignité. Voilà ce qui me choque profondément ! Aujourd’hui, prenons bien garde à ne pas envoyer un mauvais signal. Je souscris au principe central du présent texte : abolir le délit de racolage passif institué en 2003. J’avais pourtant soutenu ce dispositif à l’époque, avec une entière sincérité, parce qu’il me paraissait théoriquement équilibré, des mesures de protection des prostituées qui dénonceraient leur proxénète étant prévues. Hélas, dans les faits, ces mesures sont le plus souvent restées lettre morte, pour des raisons diverses ne tenant nullement à une quelconque mauvaise volonté des services de police. La création du délit de racolage public n’a pas permis d’accroître le nombre des procédures contre les proxénètes. En revanche, la situation des personnes prostituées s’est aggravée : elles ont dû s’éloigner des lieux fréquentés, tandis que les clients ont pu continuer à « faire leur marché » en toute bonne conscience. Toutefois, comme plusieurs orateurs l’ont rappelé, nous ne pouvons pas traiter isolément l’abolition de ce délit. Mesdames les ministres, sur ce sujet, j’éprouve une immense crainte : une fois cette proposition de loi adoptée, que se passera-t-il ? Va-t-on en rester là ? Aura-t-on le courage d’aller jusqu’au bout ? Notre vote ne sera-t-il pas interprété par certains comme un allégement du dispositif de lutte contre le proxénétisme ? Dans ces conditions, pourquoi ne pas attendre le second semestre pour élaborer un texte global sur la base du rapport que M. Godefroy et moi-même préparons, des conclusions de la délégation sénatoriale aux droits des femmes et de l’immense travail accompli, à l’Assemblée nationale, par M. Geoffroy et Mme Bousquet ?   Par ailleurs, il ne me semble absolument pas opportun de remplacer ce délit par une contravention, car cela reviendrait à continuer à traiter les victimes comme des coupables. (Mme la rapporteur acquiesce.) Sur ce point, la CNCDH est très claire : il ne faut pas de droit d’exception dans ce domaine, parce que la prostitution est une exploitation sexuelle. Finissons-en avec le mythe d’Adam et Ève ! Ce n’est pas parce qu’il y a des prostituées dans la rue que des clients se manifestent ; c’est plutôt l’inverse. Surtout, ne relayons pas l’éternel message selon lequel le client de la prostitution serait un homme respectable, tandis que la victime, elle, serait en fait coupable. Si l’on veut réellement éradiquer les réseaux de prostitution, il faut s’appuyer sur la résolution qui a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en décembre 2011, appelant à la responsabilisation des clients et à la protection des prostituées. À cet égard, notre législation n’est pas aussi avancée que celle de l’Italie. J’ai déposé un certain nombre d’amendements portant sur ce sujet. En vérité, il n’y a pas de divergences de fond entre nous sur cette question. N’envoyons pas un mauvais message à la société : une chose est certaine, les réseaux de proxénétisme nous observent très attentivement. Aujourd’hui, on assiste au développement de la prostitution étudiante, du fait de la situation de précarité vécue par de nombreux jeunes. Il est aussi lié au fait que, pour certains, les rapports sexuels tarifés ne sont plus un problème. Cette évolution est extrêmement préoccupante, de même que l’essor de la prostitution sur internet. Ne banalisons pas ce sujet : il s’agit non pas de moraliser la société, mais de lutter contre l’exploitation sexuelle, ni plus ni moins ! Quand une grande marque de luxe fait l’apologie de la prostitution pour vendre sa dernière collection, ce n’est pas anodin ! Il ne faut pas laisser passer un tel franchissement de la ligne rouge. Si mes amendements ne sont pas adoptés, je m’abstiendrai sur le texte. En effet, à mon sens, se borner à abroger le délit de racolage public pourrait constituer un mauvais message. Je rappelle que, en décembre 2011, la proposition de résolution réaffirmant notre position abolitionniste et la responsabilité du client a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale.   Nous avons les moyens d’agir, et nous devons être à la hauteur de notre conscience éthique. Mesdames les ministres, aurez-vous le courage d’aller jusqu’au bout, de renverser la charge de la preuve et de faire peser la culpabilité et la responsabilité non seulement sur les proxénètes, mais aussi sur les clients de la prostitution ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)