Les interventions en séance

Affaires étrangères et coopération
Hervé Marseille 23/01/2012

«Proposition de loi, visant à réprimer la contestation de l՚existence des génocides»

M. Hervé Marseille

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, peu de textes soumis à la Haute Assemblée ont soulevé autant de passion, de débats et de controverses que cette proposition de loi. Ce texte a un titre, qui vise non pas à reconnaître un génocide, mais à « réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ». Ces derniers jours, les prises de position de nombreuses personnalités et le contenu des débats ont, involontairement ou à dessein, créé une confusion et une ambiguïté en mélangeant le rôle du Parlement et les lois dites mémorielles, la constitutionnalité du texte voté ou encore la persévérance dans la négation par certains du génocide des Arméniens perpétré dès 1915. Le texte à l’étude, rappelons-le, est strictement de nature pénale. Il ne s’agit en aucun cas de réécrire l’histoire. En effet, depuis le 29 janvier 2001 – cela a été abondamment souligné depuis le début de la discussion –, la France, comme la Russie, le Canada, l’Argentine, l’Italie ou l’Allemagne, a reconnu l’existence du génocide arménien. D’ailleurs, le vote au Parlement avait été très consensuel. Une nation – et singulièrement son Parlement – a, me semble-t-il, le droit de se forger une idée de son passé pour fonder son projet d’avenir. Le présent texte vise seulement à compléter la portée normative dont il était originairement privé, comme cela a été fait en Suisse et en Slovaquie. Depuis la reconnaissance par la France du génocide arménien, onze années se sont écoulées. Il nous appartient à nous, législateur, de servir la devise de la République et de veiller à l’égalité de traitement des citoyens devant la loi. Notre collègue Roger Karoutchi l’a souligné. Est-il admissible qu’il puisse exister une différence entre les génocides que nous avons reconnus ? Imaginez la situation dans laquelle un individu aurait tenu des propos négationnistes à la fois à l’encontre de la Shoah et du génocide arménien. Comment justifier qu’on ne puisse pas exercer de recours pénal dans un cas tout en le poursuivant dans l’autre sur le fondement de la loi Gayssot ? La France a reconnu deux génocides. Est-il normal que la contestation du génocide arménien ne puisse pas être aussi réprimée que la contestation du génocide des Juifs ? C’est dans cet esprit, mes chers collègues, que cette proposition de loi nous offre une occasion de nous prémunir contre les attaques négationnistes. Certes, ce texte ne couvre pas l’intégralité du problème que je viens de soulever, mais il a au moins le mérite d’en apurer l’un des aspects les plus douloureux. En effet, il est indéniable, et chacun l’a reconnu ici, qu’il y a eu génocide en Arménie : les rapports et études produits dans le cadre des travaux préparatoires de la loi de 2001 le démontrent. Pour autant, à aucun moment ce texte ne souhaite graver l’histoire dans le marbre : la recherche scientifique historique doit pouvoir continuer. Je dis bien « scientifique ». C’est d’ailleurs ce que le tribunal de grande instance de Paris a exprimé dans l’affaire Lewis, cet historien négationniste, le 21 juin 1995, de la manière suivante : « Attendu que même s’il n’est nullement établi qu’il ait poursuivi un but étranger à sa mission d’historien, et s’il n’est pas contestable qu’il puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celles des associations demanderesses, il demeure que c’est en occultant les éléments contraires à sa thèse, que le défendeur a pu affirmer qu’il n’y avait pas de “preuve sérieuse” du génocide arménien ; qu’il a ainsi manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation ». Il me semble, chers collègues, que les rédacteurs du texte que nous examinons aujourd’hui ont tenu compte des préoccupations de l’autorité judiciaire puisqu’ils ont considéré qu’il était possible de discuter de l’existence même des génocides, à condition que cela se fasse avec rigueur et sans excès, comme l’a rappelé le président de la commission des lois. C’est pourquoi j’approuve pleinement la rédaction de l’article 24 ter de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui vise les contestations outrancières. Une littérature abondante affirme que la loi de 2001, comme le texte qui vient d’être voté par l’Assemblée nationale pour pénaliser la contestation de l’existence des génocides, serait inconstitutionnelle, car elle ne respecterait pas l’article 34 de la Constitution, qui énumère, non limitativement, les principaux domaines de la loi. Or celui-ci a été largement étendu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La reconnaissance du génocide arménien relève à mes yeux de la loi, qui a consacré un acte, une volonté politique. La menace d’une question prioritaire de constitutionnalité a d’autant moins de sens que la proposition de loi, voulue par le Président de la République, est destinée à protéger les libertés publiques. La loi de 2001 n’est assortie d’aucune contrainte : elle est purement déclarative. La liberté d’expression n’est pas en cause, car la proposition de loi qui nous est soumise vise le négationnisme outrancier. Le juge, monsieur le président de la commission des lois, et lui seul, peut sur le fondement de l’article 211-1 du code pénal qualifier juridiquement les faits. Dès lors, rien ne s’oppose à cette proposition de loi et rien ne justifie, non plus, le dépôt d’une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. Ce texte devrait donc recueillir tout le soutien qu’il mérite au sein de la Haute Assemblée. Enfin, rejeter les motions et adopter cette proposition de loi permettrait de montrer que la France, pays des droits de l’homme, ne fléchit pas devant les menaces proférées par ceux qui refusent tout discours en dehors de la doctrine officielle d’État. Cela permettrait aussi de faire entendre haut et fort la voix du Parlement français, qui condamne les actes racistes, xénophobes, antisémites ou négationnistes. C’est le moment d’affirmer notre lutte sans distinction, sans hiérarchisation, contre tous les crimes contre l’humanité – et non contre les crimes de guerre ; j’ai entendu Mme Benbassa, à l’instant, faire état de la position de la France lors de certains conflits : certes les crimes de guerre existent, mais en l’occurrence il est question de génocides ; c’est le moment d’affirmer notre lutte contre tous ceux qui permettent à ces actes barbares de perdurer et d’atteindre des hommes, des femmes et des enfants qui portent en eux une douleur déjà lourde. C’est également le moment de poursuivre sur le chemin deux fois millénaire liant la France et l’Arménie. Comme l’a parfaitement exprimé le Président de la République lors de son déplacement à Erevan en octobre dernier, « c’est dans les terribles épreuves du siècle passé qu’a fini de se nouer l’amitié indéfectible entre l’Arménie et la France. Au lendemain de la première entreprise d’extermination de l’histoire moderne, des dizaines de milliers d’Arméniens ont cherché et trouvé refuge en France. Ils ont trouvé dans la France une seconde patrie, sans jamais oublier l’Arménie ». Notre pays, terre d’asile pour beaucoup d’Arméniens au début du siècle dernier, a le devoir, comme nouvelle patrie, de protéger tous ses enfants, y compris les fils de ses enfants adoptés. Pour toutes ces raisons, mes chers collègues, je voterai contre la motion proposée par la commission des lois, le groupe UCR ayant une opinion partagée sur ce texte, comme d’ailleurs la plupart des groupes du Sénat. (Applaudissements sur certaines travées de l’UCR et de l’UMP.)