Les interventions en séance

Collectivités territoriales
Yves Détraigne 18/09/2013

«Projet de loi sur le cumul des mandats»

M. Yves Détraigne

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà longtemps que j’ai quitté Sciences Po, mais, si j’en crois mes souvenirs, confirmés par les interventions de certains orateurs, la Constitution dispose que le Sénat « assure la représentation des collectivités territoriales de la République ». Je vous le demande, mes chers collègues, comment le Sénat pourra-t-il encore représenter les collectivités territoriales si l’on interdit aux élus qui sont à leur tête d’y siéger ? Certes, les élus locaux, qui composent l’essentiel du corps électoral pour les élections sénatoriales, pourront toujours élire de simples conseillers municipaux, départementaux ou régionaux. Mais en quoi ces élus, qui participent aux délibérations des assemblées locales mais ne sont pas au cœur des problématiques de mise en œuvre sur le terrain de la loi et des normes, pourront-ils porter au Parlement la voix spécifique des collectivités ? Je vous laisse imaginer où nous en serions sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, que la commission des lois étudie actuellement en vue de la deuxième lecture, si le texte n’était examiné que par de simples conseillers municipaux. Aurions-nous pu effectuer le travail très important qui a été mené par notre rapporteur René Vandierendonck si nous ne disposions pas de l’expérience de gestion des collectivités territoriales qui est la nôtre ? Certainement pas ! Nous aurions abouti à un monstre technocratique ! Avez-vous déjà vu l’un de nos concitoyens, confronté à un problème dans sa commune, demander un rendez-vous à un simple conseiller plutôt qu’au maire ou à l’adjoint ayant la délégation dans le domaine concerné ? Bien sûr que non ! M. le ministre nous a déclaré voilà quinze jours, avec – il faut bien le dire – le zèle du repenti, que les Français voulaient « des maires à plein temps et des parlementaires à plein temps ». Dont acte ! Mais alors pourquoi les grands électeurs s’obstinent-ils dans bien des cas à donner la préférence au maire ou au président de conseil général candidats aux élections sénatoriales plutôt qu’au simple conseiller municipal ou départemental et, a fortiori, au candidat ne détenant aucun mandat électif ? Parce que les premiers sont naturellement mieux connus ? Sûrement ! Mais tout aussi sûrement parce que les électeurs, qui sont souvent bien éloignés des combines et calculs politiques auxquels on assiste parfois – mais bien évidemment pas avec ce texte… (Sourires sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP.) –, ont tout simplement du bon sens. Ils considèrent comme une évidence que le « Grand Conseil des communes de France », pour reprendre l’expression de Gambetta, accueille les responsables des collectivités territoriales. On nous rétorque qu’il est très difficile, voire impossible, d’assumer pleinement à la fois son mandat de maire et son mandat de parlementaire. Et l’on trouve des exemples qui semblent le démontrer. Mais il y en a autant, sinon plus, qui prouvent exactement le contraire. Loin de moi l’idée de vouloir personnaliser le débat, mais, à en croire l’étude que L’Express a publiée fort à propos la semaine dernière, notre rapporteur représente un « modèle de non-cumul », puisqu’il n’exerce aucun mandat autre que celui de sénateur. Quelle chance pour le Gouvernement que ce soit lui qui ait été désigné rapporteur de ce texte : voilà bien le premier projet de loi d’une telle importance au sujet duquel le rapporteur ne propose aucune modification par rapport au texte initial ! (Exclamations ironiques sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP.) Et quelle diligence dans l’instruction du projet : auditions du ministre et de quelques constitutionnalistes le mardi après-midi et présentation du rapport bouclé dès le lendemain matin à la commission compétente ! Le rapporteur a effectivement fait en toute indépendance un travail sans comparaison avec ce qu’aurait fait un sénateur cumulard, qui, lui, a besoin de dormir la nuit entre le mardi et le mercredi ! (Mêmes mouvements.) Quelques jours de travail suivis d’une procédure d’examen accélérée devant le Parlement, et le tour est joué : plus de sénateur-maire ou de député-maire ! Cherchez l’erreur : quelle sera la valeur ajoutée du Sénat si les sénateurs perdent leurs spécificités et ne sont plus adossés à ce qui leur donne aujourd’hui toute leur légitimité, c’est-à-dire l’exercice d’un mandat local, tout spécialement, dans un exécutif ! Certes, monsieur le ministre, vous nous faites remarquer que le sénateur-maire et le député-maire sont des spécificités françaises et qu’il faut désormais « aller dans le sens de l’Histoire » et « participer à ce beau mouvement de modernisation et de changement » que vous nous proposez. Dont acte ! Mais, et je le rappelle à l’orateur précédent, il existe une grande différence entre l’organisation politique et administrative de la France et celle des pays voisins : en France, tout ou presque procède de décisions centralisées prises à Paris, contrairement à ce qui se passe en Allemagne avec les Länder ou en Espagne avec les communautés autonomes. La plupart des démocraties occidentales ont une organisation qui laisse la part belle aux échelons locaux et fait de leurs élus les contrepoids nécessaires à la toute-puissance du pouvoir central. Allez donc demander aux présidents de conseil départemental quelle est aujourd’hui leur marge d’autonomie quand ils n’ont même plus les moyens de financer les dépenses obligatoires que leur impose l’État ! Et qu’en sera-t-il demain, une fois le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles voté et le Haut Conseil des territoires institué ? Présidée par le Premier ministre, cette instance aura pour mission – cela figure dans le texte – d’assurer la concertation entre l’État et les collectivités territoriales. Le Sénat apparaîtra alors comme inutile, voire redondant. La boucle sera bouclée : le Gouvernement aura dès lors tous les pouvoirs avec sa majorité politique à l’Assemblée nationale, et le Sénat n’aura plus lieu d’être. Les collectivités territoriales seront représentées ailleurs, au sein du nouvel organe, par quelques notables locaux désignés dans les conditions fixées par un décret gouvernemental. Et qu’en sera-t-il des incompatibilités horizontales, auxquelles on ne touche pas ? Le maire d’une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants pourra toujours présider sa communauté urbaine, alors que l’adjoint au maire d’une commune de cent cinquante habitants – je n’ose pas parler d’une commune de neuf habitants, comme la plus petite commune de la Marne – ne pourra pas être en même temps sénateur, trop occupé qu’il sera par l’exercice de son mandat local… Mais de qui se moque-t-on ? À qui veut-on faire croire cela ? Certes, cela permettra de renouveler plus qu’aujourd’hui le personnel politique ; de ce point de vue, c’est certainement un progrès. C’est pourquoi il ne s’agit pas pour nous de dire : « Tout va très bien ; circulez, il n’y a rien à voir ! » Il faut effectivement tenir compte de la charge de travail croissante que représente pour nombre d’élus l’exercice de leur mandat. Nous devons aussi mieux nous préoccuper du renouvellement du personnel politique – je reprends une expression que l’on entend parfois –, y compris des sénateurs. Plusieurs amendements seront donc proposés en vue de moderniser le Sénat, et non de supprimer ses spécificités, comme le voudraient les auteurs du présent projet de loi organique, démarche qui aboutirait à court ou à moyen terme à la disparition pure et simple de la Haute Assemblée et à l’extinction de la voix spécifique des collectivités territoriales au Parlement. Nous ne pouvons pas l’accepter, sauf à vouloir rompre l’équilibre de nos institutions et aggraver la soumission du Parlement au Gouvernement. Or, précisément, cela, nous n’en voulons pas ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)