Les interventions en séance

Affaires étrangères et coopération
Jean-Marie Bockel 10/12/2013

«Projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 »

M. Jean-Marie Bockel

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat que nous venons d’avoir sur l’engagement de nos forces armées en République centrafricaine vient rappeler que le maintien d’une capacité de projection, adossée à des troupes pré-positionnées, reste bien un élément indispensable de notre politique de défense. Hier au Mali, aujourd’hui en RCA, la France montre une nouvelle fois qu’elle dispose d’un outil militaire performant au service de notre diplomatie, et nous pouvons en être fiers ! Cependant, si le dernier Livre blanc prévoit que la France doit être en mesure de déployer entre 15 000 et 20 000 hommes en opération extérieure afin de protéger ses ressortissants, défendre ses intérêts et honorer ses engagements internationaux, en serons-nous encore capables dans les années à venir ? Tel est le cœur du débat. En toile de fond de l’intervention militaire française en Centrafrique se pose en effet la question de notre capacité à assumer de nouvelles opérations extérieures dans un contexte budgétaire particulièrement contraint. En d’autres termes, il s’agit de savoir si nous avons encore les moyens de nos ambitions. Permettez-moi tout d’abord de saluer les travaux menés par nos deux assemblées sur ce projet de loi de programmation militaire, notamment dans le cadre de nos commissions de la défense respectives. Certes, les discussions ont été intenses, et certaines divergences de vues se sont exprimées, mais nous ne pouvons que nous réjouir que notre politique de défense suscite un débat transparent et vigoureux. En effet, au-delà de sa dimension militaire, c’est bien tout un pan de notre diplomatie, de notre économie et, plus largement, de la société française qui est concerné. Ce projet de loi de programmation militaire est sensiblement équivalent dans son contenu à celui que nous avons examiné en première lecture : les grandes orientations du texte ont été préservées et son équilibre a été respecté lors de l’examen à l’Assemblée nationale. Toutefois, certains sujets font débat. M. Jean-Louis Carrère vient de s’exprimer avec force, et de manière convaincante. Nombre de collègues membres de la commission, quelles que soient les travées sur lesquelles ils siègent, sont solidaires de son propos, qui est le fruit de nos échanges et de nos travaux. En tout état de cause, ce projet de loi de programmation acte un certain nombre d’avancées substantielles dans des domaines stratégiques, comme celui du renseignement. Il convient de le souligner. Le développement d’une capacité de connaissance et d’anticipation est érigé en priorité, et la loi de programmation confère au renseignement de nouveaux moyens juridiques tout en renforçant le contrôle de la délégation parlementaire au renseignement. Autre dimension centrale, déjà évoquée en première lecture : ce projet de loi donne une nouvelle impulsion à notre politique de cyberdéfense en renforçant les moyens d’action de l’État au travers, notamment, de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information, l’ANSSI. Le projet de loi vise également à renforcer les obligations des opérateurs d’importance vitale en matière de protection de leurs systèmes d’information, conformément d’ailleurs aux recommandations que nous avions émises dans le rapport qui avait été approuvé par la commission en juillet 2012. Si nous nous réjouissons de ces dispositions, des inquiétudes demeurent néanmoins. Si vous avez, monsieur le ministre, apporté des garanties lors de nos discussions en première lecture, et encore aujourd’hui d’ailleurs, dans votre propos liminaire, je tiens à revenir sur certaines réserves que nous avions formulées. Tout d’abord, l’équilibre budgétaire de ce projet de loi de programmation reste pour nous très incertain. Ce serait d’ailleurs une première si une telle loi était respectée, mais nous en acceptons l’augure dans le contexte actuel. Toutefois, même s’il existe incontestablement une volonté de la respecter, ce qui n’avait jamais été le cas par le passé, l’équilibre de cette loi est-il tenable sur la période de la programmation ? Les ressources exceptionnelles, qui sont au cœur du dispositif, permettront-elles de respecter les engagements budgétaires et donc d’assurer la pérennité de notre outil de défense ? Comme vous l’avez rappelé, l’équilibre sur la période repose sur 6,1 milliards d’euros de ressources exceptionnelles. Or un amendement du Gouvernement adopté à l’Assemblée nationale vise déjà une majoration de 500 millions d’euros de ces ressources exceptionnelles. On peut franchement avoir quelques doutes sur notre capacité à les trouver dans ce laps de temps… Au-delà de l’existence d’une clause de sauvegarde dans cette loi de programmation, la perspective d’un nouveau bras de fer avec Bercy ne peut être évacuée, compte tenu du caractère aléatoire de ces ressources. Avec la suppression de 650 millions d’euros dans le projet de budget rectificatif pour 2013, compensée par 578 millions d’euros de solidarité interministérielle, les crédits du ministère de la défense sont préservés cette année. Toutefois, rappelons que près de 2,2 milliards d’euros de ressources exceptionnelles sont prévus pour l’année prochaine, et qu’elles risquent de manquer à l’appel. En outre, la sous-budgétisation des OPEX, les opérations extérieures, récemment pointée du doigt par la Cour des comptes, pourrait à terme menacer l’équilibre budgétaire de la défense. Alors que, en moyenne, le coût des opérations extérieures se situe depuis plusieurs années autour de 800 millions d’euros, la loi de finances initiale pour 2013 prévoit des crédits à hauteur de 630 millions d’euros. À l’heure où la France s’engage en République centrafricaine et poursuit son opération militaire au Mali, cette situation paraît devoir perdurer, dans la mesure où le projet de loi de finances pour 2014 abaisse les crédits OPEX à 450 millions d’euros. Selon la Cour des comptes, ce sont les dépenses d’équipement qui jouent chaque année le rôle de variable d’ajustement au profit de la masse salariale et des OPEX. Ainsi, l’essentiel des annulations prévues dans le projet de loi de finances rectificative concerne le programme 146, « Équipement des forces ». Pourtant, la baisse du volume des commandes et le glissement des programmes d’équipement ont des conséquences préjudiciables sur l’ensemble de la filière de défense, qui emploie près de 20 000 personnes. En temps de crise, il s’agit là d’un réservoir de croissance de première importance, et les industriels ne cachent pas leurs inquiétudes. Finalement, cet équilibre budgétaire incertain fait craindre de nouvelles réductions d’effectifs. Alors que la défense a déjà subi de plein fouet les réformes précédentes, la réduction de plus de 33 000 postes entre 2014 et 2019 risque de bouleverser la cohérence du format de nos armées. Compte tenu des menaces qui persistent, en particulier dans la zone sahélienne, le maintien d’une armée dimensionnée et projetable rapidement est pourtant essentiel pour continuer à assumer nos responsabilités. Notre engagement opérationnel pourrait davantage s’inscrire dans un cadre européen – la plupart d’entre nous s’accordent d’ailleurs sur ce point –, mais force est de constater, à cet égard, que nous sommes encore loin d’une véritable défense européenne, comme le montre la faible réaction européenne face à la crise en République centrafricaine. Monsieur le ministre, alors que nous attendons votre feuille de route en matière de défense européenne dans la perspective du Conseil européen de décembre prochain, je souhaite revenir ici brièvement sur votre décision de dissoudre, dans le courant de l’année 2014, le 110e régiment d’infanterie, actuellement stationné à Donaueschingen et rattaché à la brigade franco-allemande, qui m’est chère. Comme vous le savez, je m’étais fortement engagé en 2009 en faveur du maintien de ce régiment. Je regrette cette décision qui remet en cause l’équilibre de la brigade franco-allemande, la BFA, fondée sur une implantation similaire des forces françaises et allemandes de part et d’autre du Rhin. Cependant, au-delà du symbole de la réconciliation franco-allemande, peut-on envisager un engagement de la BFA en tant qu’unité opérationnelle à part entière, et non pas uniquement en tant qu’élément français ? Monsieur le ministre, pouvez-vous nous faire part de l’état actuel de vos discussions avec votre homologue allemand quant à l’implantation de la brigade de part et d’autre de la frontière, et quant à sa capacité d’emploi, éventuellement en Afrique ? Nous l’avons compris, dans une période particulièrement difficile, la contrainte budgétaire constitue la colonne vertébrale de la présente loi de programmation. La préservation de l’enveloppe budgétaire de la défense pour les trois prochaines années devrait permettre d’éviter, à court terme, le déclassement de notre outil de défense. Toutefois, si nous souhaitions pointer plusieurs inquiétudes réelles – en effet, le respect d’une loi de programmation serait une première –, nous devons reconnaître vos efforts, monsieur le ministre, que nous n’avons eu d’ailleurs de cesse de soutenir au sein de notre commission, avec le président Carrère, dont vous avez encore vu à l’instant la pugnacité. Au-delà des inquiétudes que je viens de rappeler, nous avons le sentiment aujourd’hui que la France conserve, avec ce texte, une défense à un niveau crédible et acceptable. On dit parfois : « Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console ». Effectivement, au sein de l’Union européenne, peu de pays ont une capacité militaire similaire à la nôtre et peuvent s’engager en opérations comme nous le faisons. Cet état de fait montre l’importance de la mutualisation de nos forces dans certains domaines. Dans un contexte aussi difficile que celui que nous connaissons, qui pourrait dire : « Je ferais mieux », sauf à faire à des choix toujours difficiles à opérer ? Nous sommes au côté de nos soldats, engagés sous les couleurs de la France, non seulement pour sauver des vies, mais aussi pour défendre notre influence et notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est une force pour notre pays de disposer de cet atout et de le préserver. Dans le contexte actuel d’interventions extérieures, il me paraît nécessaire de savoir nous rassembler. Ainsi, comme en première lecture, la majorité du groupe UDI-UC émettra un vote positif. Celui-ci n’en demeure pas moins un vote d’exigence quant à l’exécution de cette loi, qui fera l’objet d’un suivi. D’autres collègues s’abstiendront ou voteront contre. Si le déclassement stratégique, évoqué par certains, n’est pas la réalité d’aujourd’hui, il nous appartient de tout faire pour qu’il ne soit pas celle de demain. C’est l’espoir que nous voulons traduire par cet engagement. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)