Les interventions en séance

Affaires sociales
07/12/2011

«Proposition de loi visant à punir d’une peine d’amende tout premier usage illicite de stupéfiants»

M. Jean-Paul Amoudry

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, en 2003, le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites évoquait « l’explosion des drogues » et faisait part d’un « constat très préoccupant ». Huit ans plus tard, la mission commune d’information sur les toxicomanies, qui rendait ses conclusions le 30 juin dernier, constatait « que la situation est tout aussi inquiétante pour notre pays, et cela du fait tant de l’évolution des produits psychotropes et des trafics associés que de la transformation des comportements toxicomanes et de l’augmentation des risques de toute nature qui en découlent ». Il n’est donc pas question ici de minimiser le problème de société dont nous débattons. Si j’en crois l’introduction du rapport de notre collègue Jacques Mézard, « ce texte ne constitue en aucune manière un premier pas vers la dépénalisation de l’usage des stupéfiants ». Nous prenons acte de ces déclarations. Par ce texte, il s’agit bel et bien de proposer un allégement très significatif de la peine encourue pour un comportement donné : la première consommation de stupéfiants. Cela a été rappelé, on passerait d’une peine encourue d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende à une simple amende de 68 euros. J’entends bien les arguments de notre rapporteur : la peine délictuelle actuellement en vigueur n’est jamais appliquée ; elle n’a donc plus de sens ; remplaçons-la par une peine qui, elle, sera appliquée systématiquement. Toutefois, je pense que l’on prend le problème à l’envers. La question n’est pas de savoir si cette peine n’est pas appliquée ; elle est de savoir si elle est justifiée. Or ce n’est pas par hasard que nous sommes en présence d’une lourde peine, et cela dès la première infraction. En effet, on ne saurait exclure le caractère dissuasif d’une peine suffisamment sévère. À l’inverse, annoncer demain aux Français que le premier usage de drogue ne sera puni que d’une amende de 68 euros reviendrait, selon moi, à envoyer un signal désastreux, notamment aux jeunes. Je suis navré de vous le dire, mais expliquer que l’instauration d’une amende de 68 euros ne constitue pas un relâchement de la répression n’est pas simple ! Nos concitoyens ne le comprendront pas. Croire le contraire, c’est faire preuve d’une certaine naïveté sur un sujet de santé publique et de sécurité particulièrement grave. On a beaucoup entendu parler, en commission, de l’échelle des peines et de la nécessité de la rendre plus cohérente. Or mettre quasiment sur le même plan une infraction de stationnement et un usage de stupéfiants ne me semble pas précisément de nature à renforcer la cohérence de notre échelle des peines. Plus largement, ce basculement vers une contravention présente un autre inconvénient, sans doute plus grave : celui de faire totalement disparaître l’éventail de solutions variées et adaptées dont dispose aujourd’hui l’institution judicaire. Depuis de nombreuses années déjà, les circulaires de la Chancellerie relatives à cette problématique préconisent une réponse pénale graduée en fonction du type de consommation et de la nature des usagers ; je ne reviendrai pas sur cette graduation bien connue de nous tous ici. L’éventail des solutions existantes est très large. Fort de son pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites, le parquet peut aujourd’hui choisir la voie qui lui paraît la mieux adaptée à la situation de l’intéressé. Le problème dont il est ici question est un problème de politique pénale bien plus que de peine encourue. Cela a été rappelé par de nombreux sénateurs en commission des lois : la réponse pénale apportée au premier usage de stupéfiant est très différente selon les territoires concernés. À cet égard, je suis d’accord pour reconnaître que, dans certains territoires, la répression d’un tel acte est soit très insuffisante, soit inadaptée. Néanmoins, ce n’est sûrement pas la modification ici proposée qui résoudra le problème ! En effet, ce texte priverait l’institution judicaire d’un certain nombre de moyens d’actions dont elle dispose aujourd’hui, comme l’injonction thérapeutique. D’ailleurs, comment parler de lutte contre l’usage et le trafic de stupéfiants sans évoquer l’action des forces de police et de gendarmerie ? Là encore, il est intéressant de se reporter aux nombreuses auditions réalisées par la mission d’information commune sur les toxicomanies, ainsi qu’à celles qui ont été conduites par notre rapporteur. De nombreux responsables de la sécurité – magistrats, gendarmes, préfets, le chef de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants – ont été entendus, et le constat est simple : l’enquête policière et la garde à vue offrent l’occasion de remonter les filières à partir des informations livrées par les consommateurs interpellés. Demain, pouvons-nous nous priver de cet échange entre le consommateur et le policier, qui permet souvent d’amorcer, ou d’accélérer, des investigations de grande ampleur en matière de stupéfiants ? Je pense raisonnablement que non. Par ailleurs, vous écrivez, monsieur le rapporteur, qu’il peut « paraître choquant que la garde à vue soit aujourd’hui théoriquement possible pour un premier usage ». À titre personnel, cela ne me choque pas : d’une part, c’est en cohérence avec la peine d’emprisonnement actuellement encourue, et, d’autre part, cela permet d’interroger le consommateur, ce qui est, je l’ai dit, particulièrement utile pour remonter les filières au moins jusqu’aux trafiquants de proximité. Enfin, si de nombreuses propositions de la mission commune d’information sont intéressantes, elles ne sont pas toutes pertinentes. À l’appui du passage à un régime contraventionnel pour le premier usage de stupéfiants, le rapport indique que « même fixée à un taux modeste, on peut penser que la contravention alertera les parents des mineurs sur les pratiques de leurs enfants et la nécessité de s’impliquer dans la prévention ». Qui peut raisonnablement soutenir que des parents réagiraient à une amende de quelques dizaines d’euros, alors qu’ils ont souvent beaucoup de peine à le faire lorsque des sanctions bien plus lourdes sont prononcées ? Enfin, ce texte présente un dernier inconvénient, qui n’est d’ailleurs pas occulté dans le rapport de notre commission ; je veux parler de l’absence d’inscription au casier judiciaire. Je suis personnellement sensible aux arguments avancés par les représentants de l’Union syndicale des magistrats, qui ont rappelé, lors d’une audition, que « cette situation serait préjudiciable à une bonne individualisation des peines ultérieures en privant les juridictions qui auraient à connaître des nouveaux faits de délinquance de l’approche du passé toxicomane du prévenu, sauf s’il consent à le dévoiler lui-même ». Selon notre rapporteur, l’inscription au casier judiciaire d’un premier usage créerait un « effet de stigmatisation ». Là encore, je ne suis pas convaincu par cet argument. Enfin, il faut le souligner, cette proposition conduirait à ce que, pour les mineurs, ce soit le juge de proximité, et non plus le juge des enfants, comme l’a souligné tout à l’heure M. le garde des sceaux, qui soit compétent en la matière. Cela priverait ainsi l’autorité judiciaire de la possibilité de procéder à une évaluation de la situation socioéducative du mineur consommateur de stupéfiants. En conclusion, on peut affirmer qu’une contraventionnalisation ne permettrait plus ni un traitement équilibré entre majeurs et mineurs ni un traitement adapté au profil récidiviste ou toxicodépendant de l’usager. Les possibilités de prise en charge sanitaire s’en trouveraient fortement diminuées. L’ensemble de la politique pénale et sanitaire serait alors bouleversé, sans bénéfice manifeste ni sur le plan judiciaire ni au regard de la santé publique. La lutte contre les trafics risquerait de s’en trouver également affectée, car ce dispositif priverait les enquêteurs de sources importantes d’informations. C’est pourquoi le groupe de l’UCR n’apportera pas son soutien à cette proposition de loi, qui a été excellemment présentée par notre collègue Gilbert Barbier. (Applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)