Les interventions en séance

Droit et réglementations
Nathalie Goulet 07/02/2013

«Proposition de loi, relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse»

Mme Nathalie Goulet

Madame la présidente, madame le ministre, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteur, mes chers collègues, toucher à la loi de 1881 constitue une aventure parlementaire et juridique de première ampleur. C’est s’attaquer à quelque chose de sacré, que l’on ne devrait toucher que d’une main tremblante, tant la liberté de la presse comporte une dimension émotionnelle et symbolique ! Réformer le droit de la presse est une entreprise titanesque, et l’adapter à telle ou telle cause peut déstabiliser l’ensemble. Tel est le cas de la présente proposition de loi, puisqu’en supprimant utilement certaines discriminations, elle va rendre plus criantes certaines omissions discriminantes. Je pense, par exemple, aux propos turcophobes, au négationnisme du génocide du Rwanda, non visé par la loi Gayssot. À la place de notre collègue Kaltenbach, président du groupe parlementaire d’amitié France-Arménie, je n’aurais pas manqué de saisir l’occasion de l’examen de cette proposition de loi pour rappeler quelques mauvais souvenirs à notre assemblée ! Le fait est que l’adoption du texte qui nous est présenté va encore entraîner des distorsions dans la protection des victimes, réelles ou présumées. Pourtant, il faut bien constater que notre droit de la presse n’est absolument pas adapté aux nouveaux médias et qu’il marque un certain retard. Chaque année – sauf en 2012, puisque nous n’avons pas eu l’occasion d’examiner la seconde partie du projet de loi de finances pour 2013 –, lors de la discussion des crédits de la mission « Médias, livre et industries culturelles », j’évoque ce sujet. Injures et diffamations sont instantanément répandues sur la « toile », les procédures sont interminables, devant des tribunaux surchargés. Il est impossible de faire retirer des serveurs des imputations diffamatoires, y compris celles qui pourraient être reconnues comme telles par les tribunaux. Il est également impossible d’obtenir des rectificatifs de Wikipédia, cette bible des temps modernes. Le droit à l’oubli sur Internet, pour lequel notre collègue Yves Détraigne et notre ancienne collègue Anne-Marie Escoffier ont plaidé devant le Sénat, n’existe absolument pas. Les blogueurs ne sont pas seuls au monde ; leurs droits s’arrêtent où commencent ceux des autres, leur liberté s’arrête où commence celle des autres. L’affaire Wikileaks constitue une illustration déplorable et extrême de mes propos, de même que l’affaire récente des tweets antisémites. Je n’ai pas besoin de recourir à des citations de philosophes pour parler du droit à l’oubli sur Internet, car je dispose malheureusement d’un certain vécu dans ce domaine : je vous le dis d’expérience, il est impossible de faire retirer des propos diffamatoires. Je pense ici à l’ensemble des délits visés par la loi de 1881, c’est-à-dire les propos diffamatoires ou injurieux portant atteinte à l’honneur et à la considération, pas seulement à ceux qui entrent dans le champ de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui. Dans son livre sur les privilèges du Sénat écrit en 2008, un journaliste m’a consacré un chapitre intitulé « Comment être veuve et sénateur ». Il y indiquait que j’étais le mieux nanti des sénateurs, puisque je percevais, outre mon indemnité, une pension de réversion… Il s’agit là non pas d’une injure ni d’une diffamation, mais d’un mensonge pur et simple, puisque les articles 16, 33 et 53 du règlement de la caisse de retraite des anciens sénateurs interdisent absolument un tel cumul. Or, la longue interview de ce journaliste réalisée un matin à la radio par Jean-Jacques Bourdin est toujours disponible sur Internet. N’ayant pu obtenir de ce dernier ni un droit de réponse ni une simple réponse à la lettre recommandée que je lui avais adressée, je profite de cette occasion pour l’épingler : il aura le privilège de voir son nom figurer au Journal officiel de la République française ! Je puis vous assurer, madame le ministre, que de telles situations, qui surviennent quotidiennement, sont extrêmement désagréables. J’ajoute que la victime, de guerre lasse, abandonne les poursuites, qui lui font perdre non seulement de l’argent, mais aussi du temps. Le cas des États-Unis a été évoqué tout à l’heure, mais il faut savoir que, en France, les juges allouent à la victime, dans ce genre d’affaires, entre 5 000 et 7 000 euros, tandis que les honoraires d’avocat peuvent dépasser 10 000 euros… J’en arrive à un point selon moi essentiel, sur lequel j’avais déposé un amendement que la commission des lois a rejeté. La fameuse adresse Internet Protocol, ou adresse IP, ne doit pas être le rempart protégeant les auteurs anonymes d’infamies répandues sur Internet ni le gage de leur impunité. Je sais que notre collègue Yves Détraigne et notre ancienne collègue Anne-Marie Escoffier ont rendu un rapport concluant que l’adresse IP doit constituer une donnée à caractère privé. Mais ce rapport portait sur la protection de la vie privée à l’heure du numérique, or il ne s’agit pas d’autre chose ici ! Considérer l’adresse IP comme une donnée à caractère privé est une position compréhensible dans le cadre du respect de la vie privée, mais indéfendable dans celui de la loi de 1881, parce qu’on ne peut pas trouver l’auteur de l’infraction… La victime ne peut alors saisir les juridictions civiles. Quant à saisir les juridictions pénales, entre le dépôt de la plainte, la consignation et, le cas échéant, les réquisitions de police pour rechercher le détenteur de telle ou telle adresse IP, il est impossible de respecter le délai de prescription. Tout cela aboutit évidemment à un déni de justice, d’où le dépôt de l’amendement que j’évoquais à l’instant. Je sais qu’il existe une philosophie aimable et bienveillante selon laquelle on ne peut pas tout réglementer. Je sais aussi qu’il est parfois très difficile d’avoir prise sur la technique pour mettre en place un certain nombre de protections. Ainsi, les moteurs de recherche font mécaniquement apparaître des éléments d’identification religieuse liés à telle ou telle personne. J’ai naguère soutenu Nadine Morano – cela a dû être la seule fois ! (Sourires.) –, quand elle a attaqué Dailymotion : il faut tout de même savoir jusqu’où on peut aller dans l’humiliation et dans la critique. De Roger Salengro à Pierre Bérégovoy, un certain nombre d’hommes politiques ont vu leur honneur « livré aux chiens ». L’honneur est bien peu de choses aujourd’hui, et la présomption d’innocence est totalement bafouée. Je pense à Dominique Baudis, à l’affaire d’Outreau, à d’autres drames encore, en particulier à celui que j’ai vécu, dont on retrouve encore la trace sur Internet… Nous avons du pain sur la planche !   Madame le ministre, vous l’avez compris, je revendique haut et fort le droit à l’oubli. Je revendique haut et fort le droit de réfléchir, avec vos services, à une nouvelle architecture du droit de la presse à l’aube du XXIe siècle. J’ai déjà tenu ces propos en 2008, en 2009, en 2010. Chère Esther Benbassa, j’espère que, à nous deux, nous obtiendrons une avancée en ce sens ! J’avais demandé au précédent président du Sénat la constitution d’une commission d’enquête ou d’une mission d’information pour conduire une réflexion sur ce thème. Je viens de réitérer cette demande auprès du président Bel. Je l’adresse également au président de la commission des lois. Mon vécu personnel me permettrait, me semble-t-il, de présider brillamment cette commission ou cette mission ! (Sourires.) On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Le sujet est vraiment fondamental. Sans revenir sur mon cas personnel, je voudrais dire très solennellement que cela n’arrive pas qu’aux autres ! (Applaudissements.)