Les interventions en séance

Affaires sociales
Jean-Marie Vanlerenberghe 04/05/2010

«Proposition de loi, visant à garantir de justes conditions de rémunération aux salariés concernés par une procédure de reclassement»

M. Jean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur de la commission des affaires sociales.

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons ce soir vise à mettre fin aux « scandales sociaux » des offres d’emploi indécentes qui naissent à l’occasion de licenciements économiques dans des grands groupes.
En l’état actuel du droit, je le rappelle, les entreprises appartenant à des groupes ayant des établissements à l’étranger doivent, au moment où elles envisagent des licenciements pour motif économique, proposer aux salariés concernés d’être reclassés et leur présenter, à ce titre, la totalité des postes disponibles dans tous les établissements du groupe. Ces entreprises ont donc l’obligation légale de proposer, si elles en disposent, des offres d’emploi aux salariés que ceux-ci estiment légitimement choquantes. Ce fut le cas, par exemple, de l’entreprise de textile Carreman située à Castres, qui a présenté à ses ouvriers des postes rémunérés 69 euros mensuels en Inde, ce qui a conduit notre collègue député Philippe Folliot à déposer cette proposition de loi.
Pour tenter de mettre un terme à ces situations inacceptables aussi bien pour les salariés que pour les entreprises, ce texte vise à légaliser, dans la procédure de licenciement, le recours au questionnaire préalable. Ce dispositif, censuré par la Cour de cassation en 2009, permet à l’employeur d’interroger les salariés sur leurs souhaits de reclassement avant de leur faire parvenir les offres. L’employeur n’est alors tenu de n’adresser aux salariés que les offres qui correspondent à leurs aspirations.
Théoriquement, le texte évite par conséquent à l’employeur de proposer des offres déplacées, puisque l’on peut raisonnablement supposer que le salarié déclarera, le plus souvent – pour ne pas dire, à chaque fois –, dans son questionnaire, qu’il ne souhaite pas partir à l’étranger – c’est ce que l’on constate aujourd’hui ! – ou être reclassé sur un poste dont la rémunération est inférieure à celle de son poste actuel.
L’idée est donc particulièrement pertinente. Pourtant, – croyez-le bien, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’aurais préféré qu’il n’en soit pas ainsi – les différentes auditions auxquelles j’ai procédé, et que le rapporteur de ce texte à l’Assemblée nationale n’avait pas eu le temps d’entreprendre, notamment celles de la Cour de cassation et de professeurs de droit du travail, ont révélé que le texte, dans sa rédaction actuelle, présente quatre difficultés majeures.
D’abord, et il s’agit, à mon sens, du point le plus embarrassant, il est loin d’être évident que le texte mette un terme aux scandales, car il ne prévoit aucun plancher salarial légal s’appliquant aux offres de reclassement, contrairement, d’ailleurs, à la version initiale du texte proposé par Philippe Folliot.
Aux termes de la rédaction résultant des travaux de l’Assemblée nationale, si l’employeur envoie au salarié un questionnaire lui demandant s’il accepterait, en partant à l’étranger, une baisse de rémunération, il suffit que le salarié donne son accord de principe pour que l’employeur soit toujours obligé, par la loi, de lui faire parvenir la totalité des offres disponibles, dont celle que j’ai évoquée tout à l’heure : un emploi à 69 euros en Inde. Le salarié aura donné son accord de principe pour une baisse de rémunération, mais ne s’attendra pas pour autant, vous le comprendrez, mes chers collègues, à recevoir de telles offres, qu’il continuera de juger humiliantes. Nous n’aurons donc pas réglé le problème.
De plus, si l’employeur essaie de contourner la difficulté en demandant au salarié le niveau de salaire qu’il est prêt à accepter pour être reclassé, le scandale des offres risque de se reporter sur le questionnaire lui-même. L’employeur se verra reprocher d’exercer une sorte de chantage sur les salariés, qui auront le sentiment que plus la baisse de salaire qu’ils acceptent dans le questionnaire est importante, plus grandes seront leurs chances d’être reclassés.
A également été évoquée la possibilité de publier une circulaire dans laquelle serait proposé aux entreprises un modèle de questionnaire-type, leur permettant de se prémunir contre ce risque. Toutefois, je crains qu’il ne s’agisse là d’une fausse bonne idée. En effet, quelle que soit la rédaction du questionnaire, comment éviter alors que le Gouvernement ne soit accusé d’accompagner les entreprises pratiquant le dumping social ?
La deuxième difficulté tient au caractère assez flou de la rédaction actuelle. Le texte évoque, s’agissant des souhaits de reclassement des salariés, les « restrictions éventuelles quant aux caractéristiques des emplois offerts, notamment en matière de rémunération et de localisation ». Le terme « éventuel », assez inattendu, vous l’avouerez, dans un texte de loi, laisse le champ libre à toutes les restrictions possibles, y compris les plus difficiles à interpréter juridiquement.
Par exemple, comment interpréter la réponse d’un salarié qui souhaite être reclassé « dans une grande ville » ou sur « un type d’emploi appelé à se développer dans l’avenir » ? Il s’agit, pour reprendre l’expression d’un professeur de droit que nous avons auditionné, d’un « nid à contentieux » créé par le législateur.
Le texte comporte d’autres imprécisions, telles que le silence sur le moment où l’employeur doit transmettre au salarié le questionnaire. Je pense également au recours énigmatique au terme « implantation ». Je suppose que vous nous direz, monsieur le ministre, que vous visez ici le « pays ». Mais, vous l’admettrez, employer un mot pour un autre et expliquer ensuite que celui-ci ne doit pas être compris dans son sens habituel est une curieuse façon de légiférer. Franchement, ne serait-il pas plus simple de modifier le texte en utilisant le terme adéquat ?
Loin de clarifier et de simplifier la procédure, le texte risque donc de conduire, à cause de ces imprécisions, à une multiplication du nombre de contentieux.
Le troisième écueil tient, de l’avis formel du président du CNAJMJ, le Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires, à l’inapplicabilité du texte aux cas de liquidation judiciaire.
Dans ces situations, qui représentent entre 15 % et 25 % de la totalité des licenciements économiques, le mandataire liquidateur dispose de quinze jours, ce qui est déjà peu, pour satisfaire à l’ensemble des obligations légales de l’employeur à l’égard des salariés licenciés.
Or le délai de six jours donné au salarié pour répondre au questionnaire empêchera, de fait, le liquidateur d’accomplir la totalité des démarches. Cela conduira presque systématiquement les salariés à contester juridiquement, et avec succès, la validité de la procédure suivie. L’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés, l’AGS, devra alors payer les indemnités accordées, à ce titre, aux salariés.
Au moment où le Gouvernement cherche, à juste titre, – vous êtes d’ailleurs mieux placé que personne pour le savoir, monsieur le ministre ! – à mieux dépenser l’argent public pour contenir la dette, l’adoption de ce texte en l’état conduirait au gaspillage de plusieurs millions d’euros, voire de dizaines de millions d’euros, en raison de l’accroissement du nombre de licenciements économiques en ces temps de crise.
Le quatrième problème nous a été signalé par les syndicats de salariés, et je n’y suis pas insensible.
Ceux-ci ont fait valoir qu’un questionnaire dont les caractéristiques et le champ ne sont pas définis, comme c’est actuellement le cas avec la rédaction qui nous est proposée, pourrait permettre à un employeur de se dédouaner de son obligation de reclassement, en orientant le questionnaire de manière à limiter le plus possible les éventuels reclassements. Rien ne lui interdirait, par exemple, de poser au salarié la question suivante : « Accepteriez-vous un poste qui ne garantisse pas vos avantages actuels ? » On devine aisément les conséquences pour un salarié qui répondrait par la négative à cette question, alors que ce dernier n’aura sans doute pas pris conscience, à ce stade du processus, des enjeux de la situation.
Mes chers collègues, ces quatre difficultés ne me semblent pas mineures. C’est pourquoi la commission a émis un avis favorable sur les amendements tendant à remédier aux difficultés évoquées.
D’abord, si l’on veut vraiment mettre un terme aux scandales des offres indécentes largement relayées par les médias, il apparaît indispensable d’introduire un plancher salarial légal pour les offres de reclassement : l’employeur ne doit plus avoir ni l’obligation ni le droit d’adresser au salarié des offres de reclassement à l’étranger dont la rémunération est inférieure au SMIC. Cette mesure me semble simple, claire, et applicable directement en droit.
Néanmoins, il ne faut pas pour autant priver de possibilités de reclassement à l’étranger des salariés expatriés en France qui seraient prêts à travailler dans leur pays d’origine, même au prix d’une rémunération plus faible. Dans ce cas, s’il le demande lui-même par écrit à l’employeur, le salarié pourrait toujours recevoir des offres d’emploi à l’étranger dont la rémunération est inférieure au SMIC. Nous protégerions ainsi l’immense majorité des salariés et des employeurs contre l’obligation de recevoir ou d’envoyer des offres choquantes, tout en conservant la souplesse nécessaire pour les cas exceptionnels.
Ensuite, il est impératif d’assécher les sources inépuisables de contentieux du texte actuel. Il est donc proposé, conformément à la pratique de notre commission, de supprimer dans le texte les notions floues telles que les mots « notamment » ou « restrictions éventuelles » et de remplacer le terme « implantation » par le terme « pays », de manière que le terme employé corresponde effectivement au sens visé.
Enfin, il me semble difficile de ne pas tenir compte des remarques formulées quant à l’inapplicabilité du texte aux cas de liquidation judiciaire. Il faut donc prévoir que la procédure du questionnaire ne s’appliquera pas dans ces situations. Le président du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires est bien sûr très favorable à cette solution.
Mes chers collègues, personne ne l’ignore à ce stade du débat, le Gouvernement préférerait que le Sénat n’adopte aucun amendement et vote le texte conforme, ainsi que l’a rappelé M. le ministre. Aussi, nous devons choisir entre l’urgence et le règlement au fond du problème. La question qui nous est donc posée ce soir est la suivante : vaut-il mieux adopter rapidement un texte, quitte à ce qu’il ne s’applique pas bien, ou, au contraire, élaborer un dispositif opérationnel et sécurisé, même si celui-ci n’entre en vigueur que dans quelques semaines ?
La commission, qui a émis un avis favorable sur les amendements, a considéré que, pour régler un problème très médiatique, comme vous l’avez souligné, monsieur le ministre, et sur lequel le législateur et le Gouvernement sont attendus, il est dans l’intérêt de tous de traiter la difficulté au fond et de ne pas créer de fausses espérances. (Applaudissements au banc des commissions. – MM. Nicolas About, Daniel Marsin et Marc Laménie applaudissent également.)