Les débats

Affaires étrangères et coopération
Jean-Marie Bockel 28/05/2013

«Débat sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale»

M. Jean-Marie Bockel

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ne nous y trompons pas : les Français sont attachés à leurs armées et les questions de défense ne doivent pas être absentes du débat public. En tant que parlementaires, il est de notre responsabilité de contribuer à cette réflexion. Ce débat est d’autant plus important que le Livre blanc a suscité de très fortes inquiétudes, qui se sont principalement manifestées avant même sa parution. En effet, alors que d’aucuns évoquaient au moment de son élaboration la possibilité d’un scénario catastrophe dit « Z », conduisant à des coupes budgétaires drastiques, la plupart des groupes politiques du Sénat, lors d’un débat organisé sur l’initiative de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de son pugnace président, Jean-Louis Carrère, s’étaient clairement exprimés en faveur du maintien d’un effort de défense d’au moins 1,5 % du PIB. À en croire les propos tenus par le Président de la République sur notre politique de défense, il semble finalement que notre appel ne soit pas resté vain… Je dis bien « il semble », car, au-delà des annonces, il faudra désormais attendre la prochaine loi de programmation militaire 2014-2019 pour connaître avec plus de précisions les arbitrages budgétaires. Le Livre blanc n’est donc qu’une première étape, et nous ne manquerons pas de suivre avec attention les futures dispositions de la loi de programmation pour nous assurer que la défense ne devienne pas la variable d’ajustement ! Cinq ans après la publication du Livre blanc de 2008, l’objectif assigné par le Président de la République à la commission chargée de préparer la nouvelle édition de ce document était de redéfinir la stratégie de la France en matière de défense et de sécurité nationale, à la lumière des récentes évolutions du monde. Cet objectif a-t-il été atteint ? La France est-elle en mesure d’assurer la cohérence générale de ses armées, ainsi que son influence sur la scène internationale ? Il est encore trop tôt pour répondre franchement à ces questions, mais quelques remarques s’imposent dès à présent. Le Livre blanc confirme tout d’abord la persistance de menaces diverses auxquelles notre pays doit faire face, y compris de nouvelles menaces. Qu’il s’agisse de la prolifération des armes de destruction massive, du terrorisme ou des risques que font courir les États « faillis » ou « voyous », nul doute que le monde d’aujourd’hui est autant, voire davantage, instable, incertain et imprévisible que celui d’hier. Si le risque d’un conflit militaire entre États n’a pas disparu – en témoigne l’augmentation partout dans le monde des budgets de la défense –, nous devons constater le développement de nouvelles menaces multiformes, à l’image des cyberattaques. Nous en reparlerons. Je ne souhaite pas m’étendre davantage sur l’analyse géopolitique que comporte le Livre blanc, lequel se révèle sur certains points plus descriptif que prospectif. Globalement, le panorama des menaces est partagé par l’ensemble des observateurs, mais qu’en est-il des mécanismes de réponse proposés dans le Livre blanc ? Peuvent-ils permettre à la France de dépasser son horizon stratégique pour conserver sa place de puissance régionale à rayonnement mondial, et d’assurer son rang dans les instances internationales de paix et de sécurité ? Nous sommes nombreux à relever une attente de France un peu partout dans le monde. Répondre à cette attente est non seulement un devoir, mais aussi un vecteur d’influence, et donc de défense de nos intérêts légitimes. Le Livre blanc évoque plus particulièrement trois fonctions prioritaires qui doivent structurer l’action de nos forces armées. Il s’agit, premièrement, de la protection de nos compatriotes et de notre territoire. Les forces armées voient ainsi conforter leur rôle de sécurité intérieure et de sécurité civile en cas de crise majeure. Pourquoi ne pas ouvrir une réflexion sur cette dimension, en définissant sans tabou une approche plus globale et intégrée de la sécurité intérieure, qui engloberait, notamment, les armées ? Deuxièmement, la dissuasion nucléaire est réaffirmée comme protection ultime de notre pays contre des agressions étatiques visant nos intérêts vitaux. Même si la France reste un État doté de l’arme nucléaire, elle entend maintenir son arsenal à un niveau de stricte suffisance. Cette « sanctuarisation » de notre force nucléaire assure en l’état la permanence de notre posture de dissuasion. Enfin, troisièmement, la France souhaite conserver toute sa capacité d’intervention, aussi bien pour protéger ses ressortissants à l’étranger que pour prendre part à des opérations multilatérales dans le cadre de ses engagements internationaux. Cette capacité de projection, formidable outil au service de notre diplomatie, ne restera toutefois pertinente que si elle est dotée de moyens adéquats et dimensionnés. Il ne faut pas négliger, à cet égard, l’impact de l’opération militaire française au Mali, source de prise de conscience pour beaucoup. Cette intervention a démontré la nécessité pour notre pays de disposer d’une force de réaction rapide en cas de crise majeure. L’utilité des troupes pré-positionnées, remise en cause voilà peu de temps pour des raisons budgétaires, a également été validée. Dans quelle mesure la France aurait-elle pu répondre à la percée des forces djihadistes vers Bamako sans l’action, dans un premier temps, des forces françaises positionnées au plus près de la ligne de front – les forces spéciales du dispositif Sabre – puis des forces pré-positionnées classiques ? Je voulais en tout cas vous remercier, monsieur le ministre, de votre disponibilité permanente pour la commission des affaires étrangères, de votre écoute et, plus généralement, de votre engagement. Par ailleurs, l’opération Serval a conduit à un certain « retour » de l’Afrique au rang de région stratégique de première importance, tout au moins dans les mentalités, après plus de dix années d’intervention en Afghanistan. Compte tenu des menaces qui persistent dans la zone sahélo-saharienne, la corne de l’Afrique ou le golfe de Guinée, et qui affectent directement la sécurité européenne, l’Afrique doit en effet être considérée comme une « zone d’intérêt prioritaire », et pas seulement sur le plan sécuritaire. Ces questions de sécurité majeures coïncident aussi avec un « retour » de l’Afrique, notamment dans les domaines de l’économie, de la croissance et du développement. Dans cette optique, les bases françaises en Afrique restent des points d’appui essentiels qu’il conviendra de maintenir, voire de renforcer, et, dans tous les cas, de faire évoluer de façon opportune. Dans chacun de ces secteurs – protection, dissuasion, intervention –, l’action de la France est indissociable d’une capacité de connaissance et d’anticipation consolidée. Les récentes opérations extérieures nous ont rappelé nos faiblesses en matière de renseignement. Le développement d’une capacité d’appréciation autonome est un élément d’indépendance indispensable, au-delà de l’apport éventuel de nos alliés, qui reste utile, bien évidemment. Si le Livre blanc met l’accent sur cet aspect, je m’interroge, monsieur le ministre, sur la mise en œuvre concrète de cette orientation : à l’heure où le ministère de la défense s’apprête à réduire ses effectifs, quels services bénéficieront réellement de ce renforcement ? Dans un monde si imprévisible, l’action de la France ne peut se concevoir indépendamment de celle de nos principaux partenaires, en particulier au sein de l’Alliance atlantique. Certes, le retour de la France dans le commandement intégré n’est pas remis en cause, comme le confirme le Livre blanc, mais il devrait s’accompagner d’une interrogation sur la place de la France au sein de l’OTAN. Notre pays semble parfois réticent à déployer une véritable stratégie au sein des structures dans lesquelles il prend place, contrairement à nos alliés anglo-saxons. Il ne s’agit nullement de « profiter » de certains commandements pour défendre une approche purement nationale – nous pouvons d’ailleurs nous appuyer sur des chefs de grande valeur –, mais bien de faire valoir notre culture stratégique, dans le respect de notre engagement collectif. Cette question mériterait d’être débattue, sans esprit polémique. Bien entendu, l’Union européenne est un échelon essentiel de notre action, à l’heure où les Européens devront de plus en plus compter sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité et celle de leur voisinage. Si une véritable stratégie européenne en matière de défense peine à trouver une traduction concrète dans les faits, les contraintes budgétaires devraient encourager les pays européens à développer leurs coopérations. Alors que certains domaines relèvent certes de la souveraineté nationale, d’autres peuvent très bien faire l’objet d’une souveraineté partagée. Des mécanismes existent pour les pays qui le souhaitent – je pense aux « coopérations renforcées » prévues par le traité de Lisbonne, qui ne sont pas utilisées. La France, qui, la semaine dernière, exprimait par la voix du Président de la République sa volonté, positive, de relancer l’Europe de la défense, aurait-elle des propositions concrètes à formuler, notamment en vue du Conseil du mois de décembre prochain ? Nous l’espérons, car le présent Livre blanc reste flou en la matière. La rédaction d’un véritable Livre blanc européen, définissant les intérêts stratégiques de l’Union européenne, prendrait aujourd’hui tout son sens. Pour mettre en œuvre notre stratégie, le format des armées est une question centrale. Plusieurs orateurs ont rappelé le nombre des suppressions de postes annoncées, qui viennent s’ajouter aux réductions déjà engagées. Toutefois, les conséquences d’une réforme purement comptable, qui nierait la cohérence de nos besoins, seraient dramatiques. Aussi pourriez-vous d’ores et déjà, monsieur le ministre, nous apporter des garanties quant à la préservation de nos forces opérationnelles, qui sont déjà en nombre très limité pour remplir le spectre de leurs missions ? De quelle manière la réduction de postes sera-t-elle opérée ? Alors que vous êtes favorable à la « civilianisation » des missions de soutien, ce sont pourtant bien ces postes qui semblent dans le collimateur… Je saisis également cette occasion pour aborder la question de la réserve. Le Livre blanc me paraît l’identifier à l’excès à un vivier de « spécialistes », alors qu’elle est aussi – et devrait être de plus en plus – une composante majeure de notre outil de défense, à l’image de l’exemple fourni par de nombreuses armées en Europe ou dans le monde. Dans un contexte budgétaire particulièrement rude, pourquoi ne pas recruter et former des réservistes opérationnels pour pallier la baisse des effectifs, sans oublier le rôle de plus en plus utile, notamment en matière de cybermenaces, de la défense citoyenne ? Il est bon de rappeler que cette réserve participe grandement à la compréhension des armées par les citoyens, et donc à la préservation du lien entre l’armée et la Nation, comme l’a souligné le Président de la République à l’Institut des hautes études de défense nationale. Elle fait donc écho au concept de sécurité globale et de résilience, qui figure au cœur même du Livre blanc. Quant aux aspects capacitaires, le Livre blanc maintient les grands programmes d’équipement des forces armées, même s’il prend acte d’une réduction des quantités à commander. Mes chers collègues, ne l’oublions pas, l’industrie de défense est garante de notre indépendance stratégique – tous les orateurs l’ont souligné, y compris M. le Premier ministre. Elle est également porteuse d’emplois et contribue au dynamisme de notre économie et au rétablissement de notre balance extérieure via les exportations. C’est en somme un pilier essentiel de notre politique de défense, condition sine qua non de notre autonomie stratégique. Si l’éventualité d’une commande publique amoindrie ne peut être écartée compte tenu des efforts budgétaires nécessaires que notre pays doit accomplir, des pistes de réflexion sont toutefois envisageables, notamment à l’échelle européenne. Le renforcement de la base technologique et industrielle de l’Europe dans ce domaine devrait être une priorité, de par sa dimension stratégique et ses potentialités économiques. Aussi, alors que la France s’apprête à acquérir des drones « sur étagère », ce qui s’explique par un manque cruel de moyens de reconnaissance et de surveillance, quid des projets européens en la matière ? Pour terminer, après mon collègue Jacques Berthou – je travaille avec lui sur la dimension européenne d’une politique de cybersécurité et sur ses potentialités industrielles –, je tenais à saluer les dispositions du Livre blanc en matière de cyberdéfense. Je me réjouis vraiment de constater qu’un certain nombre de mesures répondent directement aux préconisations formulées de manière unanime par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. Le Livre blanc consacre le renforcement des moyens humains dédiés à la cyberdéfense, en particulier au sein de l’appareil d’État et des armées, afin d’atteindre un niveau comparable à celui de nos partenaires britanniques et allemands. Croyez-moi, mes chers collègues, nous n’avons pas à rougir de notre action dans ce domaine, mais nous devons poursuivre l’effort, et c’est ce que propose le Livre blanc. Ce document met également l’accent sur la dimension industrielle, ainsi que sur la capacité de résilience des opérateurs d’importance vitale. Si le Livre blanc constitue une étape importante vers une meilleure prise en compte des enjeux liés à la sécurité et à la protection des systèmes d’information – M. le Premier ministre l’a rappelé tout à l’heure –, il est désormais urgent d’agir sur la mise en œuvre de ses préconisations, notamment au travers d’un certain nombre d’évolutions législatives et réglementaires, indépendamment des moyens financiers et humains. Des efforts ont été entrepris depuis 2008, mais nous sommes aujourd’hui au milieu du gué. Nous devons donc continuer à rattraper progressivement notre retard. Le présent Livre blanc nous indique le chemin, que nous allons, je l’espère, suivre jusqu’au bout. Avec ce dernier, la France est-elle en mesure de faire face à son environnement stratégique et de tenir son rang sur la scène internationale ? Certes, la publication de ce document a permis de réaffirmer notre stratégie en matière de défense et de sécurité, autour des grandes priorités que j’ai rappelées tout à l’heure. Cette stratégie est plutôt conforme aux ambitions de notre pays, même si elle semble parfois manquer d’une vision à long terme. Plus généralement, la principale rupture de ce Livre blanc est, selon moi, d’ordre non seulement économique et financier, mais aussi géopolitique. La France fait face à des choix budgétaires difficiles, auxquels les armées ne pourront se soustraire, nous le savons. Néanmoins, nous ne devons pas sacrifier aux seules économies de court terme notre savoir-faire en matière de défense, surtout que toute capacité perdue aujourd’hui le sera définitivement ! Le risque est en effet que nous n’ayons plus les moyens de nos ambitions. C’est donc bien la future loi de programmation militaire que nous attendons, car c’est dans ce texte que seront traduits budgétairement les arbitrages relatifs aux effectifs et aux matériels. Avant son adoption, nous ne pourrons pas mesurer l’effet réel du Livre blanc sur les armées françaises. Il faut toutefois garder à l’esprit que ce cadre budgétaire doit servir la stratégie, et non l’inverse. Soyez assuré, monsieur le ministre, que le groupe UDI-UC sera un partenaire à la fois constructif et vigilant lors de l’examen de ce projet de loi de programmation militaire. L’un des enjeux majeurs de celui-ci sera de tenir compte de notre réalité aussi bien stratégique que budgétaire. Même si la défense entend participer à l’effort de redressement budgétaire, comme elle l’a toujours fait, sa contribution ne doit être ni plus ni moins importante que celle des autres ministères. Il y va de la pérennité de notre outil de défense, de la poursuite de nos ambitions sur la scène internationale, et, in fine, de l’indépendance stratégique de notre pays. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP. – M. le président de la commission et M. Daniel Reiner applaudissent également.)