Les questions

Société
Hervé Marseille 27/02/2014

«La laïcité»

M. Hervé Marseille

Monsieur le ministre, le terme « laïcité » a connu ces derniers temps des interprétations multiples, aboutissant, in fine, à des confusions. Par conséquent, je préciserai, pour commencer mon propos, ce que j’entends par laïcité. À propos de la loi Falloux, Victor Hugo s’exprimait dans ce même hémicycle en ces termes : « je veux […] l’Église chez elle et l’État chez lui. » Pour sa part, Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, rappelle notamment que la laïcité est non pas la négation du fait religieux ou son ignorance par la puissance publique, mais le respect des opinions religieuses. Aussi, il n’y a jamais eu d’athéisme d’État. La plus haute juridiction administrative est claire : la liberté est la règle, la restriction, l’exception. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, réaffirme l’exigence de neutralité de l’État, la non-reconnaissance des cultes, le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, la garantie du libre exercice du culte et, enfin, le fait que la République ne salarie aucun culte. En 1905, Aristide Briand concevait la rue comme un prolongement de la sphère privée. Elle ne devait donc pas être « aseptisée ». Aussi, la religion n’était pas amenée à rester dans l’unique sphère privée. Par conséquent, seuls l’État, ses bâtiments, monuments, personnels ne peuvent arborer de signes religieux. Selon Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, qui occupe la chaire d’histoire et de sociologie des laïcités, « il y a [aujourd’hui] la tentation que la rue prolonge l’espace d’État » plutôt que de prolonger l’espace privé. Souscrivant aux définitions du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel, je souhaite vous interroger, monsieur le ministre, sur le point soulevé par M. Portier, en me référant à des cas d’actualité. Pour ce qui concerne l’affaire Baby Loup, les juges du fond ont résisté à l’arrêt rendu par la Cour de cassation. Celle-ci devra donc siéger en assemblée plénière. Un arrêt fondamental est attendu sur ce point. Par ailleurs, le quotidien Les Échos consacrait récemment un article à la société Paprec, qui vient d’appliquer à une entreprise privée les concepts de laïcité auxquels l’État est soumis. Aussi, j’aimerais savoir si le Gouvernement entend présenter un projet de loi afin de réaffirmer le système consacré par nos juridictions – il s’agirait d’un signal fort –, ou s’il souhaite modifier ce système pour que la rue et l’entreprise privée prolongent l’espace d’État.

Réponse de M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social

Monsieur le sénateur, vous avez rappelé certains grands principes de la laïcité, notamment la séparation existant entre l’espace privé et l’espace public. Certains endroits sont, en quelque sorte, au croisement des deux ; vous avez évoqué la rue et l’entreprise.
En réalité, la question est de savoir comment appliquer de façon équilibrée ces principes dans ces espaces mixtes. Tous les espaces de travail ne le sont pas. Ceux qui offrent des services publics sont considérés comme faisant partie à 100 % de l’espace public : en l’espèce, le principe de laïcité, au sens où nous l’entendons dans cette enceinte, s’applique évidemment dans toute sa force. Aucun signe particulier ne doit permettre de distinguer les uns des autres. S’agissant de l’entreprise – la crèche Baby Loup est une entreprise privée, mais son personnel est au contact avec le public –, la question est de savoir s’il est possible d’interdire catégoriquement pour tous les employés le port de signes distinctifs, ou si, comme l’autorise le code du travail, cette interdiction peut ne valoir que pour certaines catégories, comme celles qui sont au contact avec le public. La question que je viens de poser est celle qui est aujourd’hui juridiquement soumise aux juridictions. Vous avez évoqué les différentes décisions rendues dans l’affaire de la crèche précitée. De mémoire, le conseil des prud’hommes a considéré que le licenciement pour port d’un signe distinctif était légitime ; une cour d’appel a confirmé ce jugement de première instance ; la Cour de cassation l’a infirmé, considérant que le règlement intérieur de la crèche était trop catégorique et trop général ; une nouvelle cour d’appel, celle de Paris, s’est « rebellée » contre cette dernière décision et est revenue à la position d’origine. Il revient maintenant à la Cour de cassation de rendre une décision finale, dont nous devrons tirer des conclusions. Ma conviction est qu’il existe aujourd’hui, au sein du code du travail et dans les entreprises, des outils qui permettent de faire la différence, de réglementer sans interdire de manière catégorique. C’est plutôt dans cette voie que notre pays devrait, me semble-t-il, s’engager.
 

Réplique de M. Hervé Marseille

Je vous remercie, monsieur le ministre, de votre réponse. Nous attendons avec impatience la décision de la Cour de cassation, qui fera, sans nul doute, date, car cette question soulève, à l’évidence, des difficultés auxquelles de nombreuses entreprises risquent d’être confrontées. Il est important de réaffirmer nos principes fondamentaux. Néanmoins, il sera peut-être nécessaire de compléter, sur certains points, les textes existants, car, le temps passant, l’évolution de la société rend utiles de telles adaptations. Malgré tout, cette situation traduit malheureusement aussi un échec de notre système éducatif. L’esprit de tolérance, qui devrait être enseigné davantage dans les familles et à l’école, trouve là ses limites. Au-delà de ces structures, il revient au législateur et aux juridictions de faire en sorte que cet esprit de tolérance perdure dans notre pays.