Les débats

Droit et réglementations
Jean-Marie Bockel 25/04/2013

«Débat sur la loi pénitentiaire»

M. Jean-Marie Bockel

Madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, monsieur le président, mes chers collègues, en matière pénitentiaire, les gouvernements passent mais les problèmes demeurent ! Sans tomber dans les poncifs habituels, il me semble toutefois que, si l’on accepte de regarder ce qui se passe ailleurs en Europe, la France connaît en la matière des difficultés qui lui sont propres. Je voudrais donc à travers ma brève intervention esquisser quelques pistes concrètes qui pourraient être suivies dans le cadre budgétaire strict que nous connaissons. Au préalable, je rappellerai que j’ai été amené, en 2009, à défendre le projet de loi pénitentiaire au nom du Gouvernement. Je me souviens des débats qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale et au Sénat et je crois qu’ils devraient nous inciter, les uns et les autres, trois ans après, à faire preuve d’une certaine modestie. Je suis fier d’avoir défendu ce texte, qui avait tout de même pour ambition de présenter un cadre de référence pour le service public pénitentiaire, de clarifier ses missions, d’améliorer la reconnaissance des personnels, de régir la condition juridique de la personne détenue dans l’exercice de ses droits et de prévenir la récidive, notamment au moyen de dispositions relatives aux aménagements de peines. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Des efforts budgétaires ont certes été consentis, hier comme aujourd’hui, dans un contexte strict. Le rapport d’information de M. Lecerf et de Mme Borvo Cohen-Seat présente par ailleurs des recommandations que nous pouvons tous approuver. Pourtant, le problème carcéral reste entier. Je partage, madame la garde des sceaux, vos propos sur la nécessité de développer encore davantage les alternatives à la prison. Reconnaissons toutefois, au-delà des discours idéologiques, que le précédent gouvernement avait déjà commencé à s’atteler à cette tâche. L’accroissement des alternatives à la prison sous la précédente législature était déjà considérable, du jamais vu ! Vous voulez aller plus loin encore ; c’est formidable ! Toutefois, in fine, le problème carcéral subsistera ; ne nous leurrons pas. J’aurais pu aussi revenir sur l’introduction dans la loi pénitentiaire, à l’époque, sur l’initiative du Sénat, de l’obligation d’activité. Il est vrai que l’on n’a pas vraiment su mettre en œuvre cet élément essentiel dans un contexte difficile. Je voudrais surtout concentrer mon propos ce matin sur le modèle des prisons ouvertes. Sans être « un remède miracle » – j’en suis conscient –, ce modèle permettrait néanmoins d’apporter des réponses pertinentes et cohérentes à certaines difficultés que je viens de mentionner. Il permettrait aussi de mettre en œuvre certaines avancées esquissées dans la loi pénitentiaire, notamment en termes de travail des détenus, et certaines propositions avancées dans le rapport de M. Jean-René Lecerf et de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Il s’agit là d’un modèle d’établissement dans lequel les mesures préventives contre l’évasion ne résident pas dans des obstacles matériels tels que des murs, serrures, barreaux ou gardes supplémentaires, mais dans une approche partagée de la détention. Nous n’en avons pour le moment qu’un seul exemple dans notre parc pénitentiaire, le centre de détention de Casabianda, en Corse, qui faisait figure de pionnier à la fin des années quarante. Toutefois, depuis 1949, la quasi-totalité des autres pays européens ont développé ce concept de régime ouvert. Dans les pays scandinaves, notamment en Norvège, il constitue presque la norme, avec près de 20 à 30 % de la population carcérale qui se trouve en prison ouverte. Ce modèle tend à se généraliser en Europe. J’ai visité des centres de ce type tout près de chez nous, en Suisse, en Autriche ou au Luxembourg. Ces pays, qui ne sont pas toujours très progressistes par ailleurs, ont franchi le pas. L’exemple du Luxembourg, avec la coexistence de deux prisons, l’une fermée, l’autre ouverte, est intéressant et a contribué à modifier ma vision des choses. Je pensais auparavant que seul un certain type de prisonniers pouvait profiter du régime ouvert et j’ai découvert au Luxembourg que même des toxicomanes en bénéficiaient. On peut donc aller très loin dans ce concept, à condition d’avoir un régime différencié. C’est dans cet esprit que j’avais demandé, en 2010, lorsque j’étais secrétaire d’État à la justice, à un universitaire, M. Paul-Roger Gontard, de rédiger un rapport sur ce que pourrait être le concept de prisons ouvertes dans notre pays. Sans atteindre le taux de 30 % constaté dans certains pays du nord de l’Europe, je pense que nous pourrions progressivement aller jusqu’à 8 ou 10 % de nos prisons obéissant à ce modèle. Ce serait déjà un progrès considérable. À l’époque, en dépit de mes efforts pour la promouvoir, la droite avait jugé cette idée trop libérale. Sans doute n’était-elle pas complètement en phase avec une certaine vision idéologique de la prison – mais je ne veux pas entrer dans ce débat. Lorsque la gauche est arrivée aux responsabilités, j’ai d’emblée envoyé ce rapport à la Chancellerie et mobilisé votre directeur-adjoint de cabinet, madame la ministre, comptant sur son passé de directeur-adjoint à l’administration pénitentiaire. On m’a alors fait comprendre que, l’idée venant de la droite, il faudrait au minimum la recycler –  vous me permettrez ce petit trait d’humour, madame la ministre, et je confirme que vous n’êtes pas l’auteur de ces propos ! « Recyclez, trouver un autre nom, mais l’idée reste bonne! », ai-je dit. J’en veux d’ailleurs pour preuve son adoption par nombre de nos voisins européens, des pays qui nous ressemblent – je ne vous parle pas là de la Mongolie extérieure ! En quelques mots, le concept repose sur l’idée d’un établissement pénitentiaire où la sanction peut être associée à un lieu où l’on apprend les gestes et les comportements de la vie en société : respect des règles et des horaires de travail, élaboration d’objectifs personnels, reconquête de sa propre dignité de citoyen, participation et responsabilisation au sein d’une communauté de vie. Les résultats obtenus par les pays qui l’ont mise en œuvre, y compris la France dans la seule prison de Casabianda, laissent entrevoir les nombreux avantages de ce modèle. C’est d’abord un outil très efficace dans la lutte contre le suicide, puisque celui-ci fait figure d’exception au sein des établissements ouverts. En outre, on l’a constaté sur de longues périodes, le taux de récidive à la sortie est nettement plus faible que pour les établissements fermés, grâce à l’instauration d’un processus de réinsertion animé par des personnels qualifiés au cœur même du dispositif. Ce qui n’est pas consacré à la sécurité passive – garder la prison – peut être consacré à cette démarche, qui est valorisante pour les personnels. Les prisons ouvertes favorisent la resocialisation, ainsi que l’apprentissage et la pratique d’une activité économique, facteurs d’une réinsertion réussie. Les détenus circulent librement dans l’établissement. Les relations avec l’extérieur – famille, amis, employeurs – sont facilitées. Dans certains pays, les détenus ont même le droit d’avoir un téléphone portable. Le pari est simple : plus les conditions carcérales sont favorables, c’est-à-dire proches de la vie du « dehors », plus la réintégration des prisonniers se fera facilement, quelle que soit la gravité des actes qu’ils ont commis. Certains détenus incarcérés dans la prison de Casabianda ont été condamnés pour des faits très graves ; d’autres établissements accueillent plutôt des détenus condamnés pour des faits légers. Le passage dans une prison ouverte peut être une étape du parcours carcéral ; les prisons ouvertes sont d’ailleurs souvent couplées avec des prisons fermées, les détenus basculant d’un type d’établissement à l’autre le moment venu. Le respect de la règle est dans la tête de chacun. Chacun sait que, si la règle n’est pas respectée – je ne parle même pas des évasions, qui sont rarissimes –, c’est le retour à la case prison. C’est le meilleur des arguments pour convaincre les détenus de respecter la règle. Il n’y a pas d’exemple d’échec global d’une prison ouverte. Le risque d’évasion – il est infime, j’y insiste – est compensé par les bénéfices que retirent la société et les détenus en termes de réinsertion et d’humanisation des prisons. Le risque d’évasion est par ailleurs maîtrisé grâce à une sélection judicieuse des détenus, en fonction non pas, je le répète, des faits commis, mais de la capacité à se prendre en main et à se conformer aux trois piliers du dispositif : absence de moyens passifs de sécurité – pas de barreaux –, acceptation des conditions de l’établissement et travail rémunéré. J’ajoute que, dans le contexte budgétaire actuel, nous ne pouvons ignorer que, en plus des avantages que je viens d’évoquer, les établissements ouverts coûtent moins cher que les établissements fermés. Le recours à la prison ouverte est important pour les personnes incarcérées, mais aussi pour les victimes et leurs familles, car la rémunération du travail des détenus peut contribuer à les dédommager. Les détenus effectuent généralement des travaux d’intérêt général, qui sont bien articulés avec le secteur marchand, pour qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale. C’est un plus pour la collectivité. Il est vraiment regrettable que, trois ans après sa publication, on n’ait pas encore commencé à mettre en œuvre les recommandations du rapport de Paul-Roger Gontard, ne serait-ce que de manière expérimentale. Ces recommandations sont pourtant dans l’esprit du rapport de Jean-Marie Delarue sur la diversification du modèle carcéral. On s’éloigne peut-être quelque peu de certaines propositions très médiatiques formulées par d’anciens prisonniers très médiatisés ; j’ai le plus grand respect pour eux, mais je ne suis pas certain que, dans le contexte actuel, il soit possible de développer rapidement leurs propositions, que je ne rejette cependant pas complètement, car elles pourraient constituer un élément de diversification du modèle carcéral. Enfin, on avance parfois l’argument selon lequel aucun territoire n’accepterait d’accueillir une prison ouverte. Cet argument ne tient pas : déjà à l’époque de la publication du rapport de Paul-Roger Gontard, un certain nombre d’élus de droite et de gauche – députés, sénateurs, maires, etc. – s’étaient mobilisés, évoquant la vaste France et ses vastes friches et affirmant que les prisons ouvertes conçues sur un modèle agricole ou, pour celles qui sont situées plus près des villes, sur un modèle artisanal, pouvaient les intéresser. Plusieurs d’entre eux s’étaient portés volontaires pour en accueillir. Je sais que c’est possible. Je défends une démarche réaliste, et je souhaiterais qu’elle soit mise en œuvre. On peut démontrer que les prisons ouvertes sont des réussites sur le plan agricole. Prenons l’exemple de l’établissement de Casabianda, qui est devenu le premier producteur de lait et de viande porcine en Corse, en complément des activités des agriculteurs locaux. La population n’exprime aucun rejet ; en Corse, lorsque la population rejette quelque chose, cela se voit… Cette expérience montre qu’il est possible que l’implantation d’une prison ouverte se passe bien. C’est d’ailleurs le cas dans tous les pays européens que j’ai visités. Madame la garde des sceaux, je connais votre engagement et votre ouverture d’esprit. Je connais également votre conception de la prison, une conception que je partage à bien des égards. Je vous ai montré un chemin possible. Lors de nos discussions, je vous ai souvent dit qu’il fallait prendre les décisions que vous aviez annoncées en matière carcérale et réaliser les investissements nécessaires. Les prisons ouvertes représentent peut-être une piste à explorer ; ce serait tout à votre honneur de le faire. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC. – M. François Trucy applaudit également.)