Les débats

Affaires étrangères et coopération
Yves Pozzo di Borgo 24/09/2014

«Débat sur l՚engagement des forces armées en Irak»

M. Yves Pozzo di Borgo

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, après la Libye, le Mali et la Centrafrique, la France est une nouvelle fois appelée à assumer ses responsabilités sur la scène militaire internationale. Je tiens à le dire d’entrée de jeu, monsieur le ministre, l’ensemble des membres du groupe UDI-UC soutient cette intervention française en Irak, et nos premières pensées vont à nos soldats et nos pilotes, qui sont d’ores et déjà engagés dans l’espace aérien irakien, ainsi qu’à leurs familles. Je dirai que nous sommes au garde-à-vous pour soutenir nos armées, quand elles sont en mission extérieure !
Toutefois, nous ne pouvons pas nous en tenir là. Le pathos de la guerre nous fait trop souvent perdre de vue les motifs et les objectifs de celle-ci.
Ce nouveau conflit doit être lu, tout d’abord, au travers du prisme plus large de la prolifération d’une nouvelle génération de terroristes dans l’ensemble de l’aire arabo-musulmane et musulmane, avant de pouvoir mesurer les implications opérationnelles concrètes de notre intervention en Irak. L’État islamique est un cancer géopolitique né de l’échec de l’intervention américaine en Irak, ainsi que de l’incapacité du président Bachar Al-Assad de permettre une vie démocratique dans son pays et de l’impuissance de la scène internationale à résoudre la guerre civile syrienne qui s’est ensuivie et qui sévit depuis 2011. L’État islamique, à cheval sur les confins de la Syrie et de l’Irak, constitue une menace sérieuse pour la sécurité et la paix internationale. Ce « califat » autoproclamé a des ambitions territoriales larges, des ressources importantes, un armement solide et de nombreux soutiens parmi les tribus sunnites et les anciens officiers de Saddam Hussein. Lors de la séance des questions d’actualité du 19 juin dernier, j’avais déjà alerté le Gouvernement sur la gravité de cette situation : je m’étais alors ému du sort réservé aux chrétiens d’Orient. Les yazidis, notamment, ont été victimes de terribles exactions à mesure qu’avançaient les troupes de l’État islamique. L’opinion publique n’était pas sensibilisée à cette question. Depuis lors, elle en a pris conscience. À cet égard, je me félicite de l’action du Gouvernement, de celle du maire de Sarcelles qui a reçu l’archevêque de Kirkouk dimanche dernier ou de celle de la mairie du VIIe arrondissement de Paris, qui consacre la journée d’aujourd’hui aux chrétiens d’Orient. La prise de Mossoul par les djihadistes le 9 juin dernier a montré que la démocratie irakienne demeure trop faible pour contenir le péril intégriste. C’est à l’heure actuelle le problème endémique du monde arabo-musulman : les dictatures sont remises en cause ou ont été fragilisées par les printemps arabes, mais la démocratie demeure trop faible pour s’imposer avec vigueur. Le djihadisme s’immisce dans cette faille, en véhiculant un imaginaire héroïque de reconstitution de l’oumma la plus large qui soit. Dès lors, nous ne pouvons pas considérer l’actuelle intervention irakienne comme un cas isolé. Le problème réel est beaucoup plus large. Le djihadisme est une menace globale, et l’État islamique n’en est que l’un des avatars. Ce cancer géopolitique empoisonne une situation internationale déjà particulièrement tendue avec la guerre civile syrienne et les tensions endémiques du Liban, tout en menaçant la Palestine, la Jordanie, mais aussi la Turquie. Ce califat terroriste, qui est au califat historique ce que la caricature est à son modèle, n’est pas un cas isolé. Boko Haram, dans le nord du Nigéria, s’est également érigé comme tel. L’Afrique est donc également touchée, tout comme l’Algérie. La spécificité du péril que nous fait courir Daech tient à la fois à sa proximité géographique, dans l’immédiat voisinage de l’Europe, et à ses activistes. Une nouvelle génération de djihadistes émerge. Vous avez cité des chiffres, monsieur le ministre : près d’un millier de nos concitoyens seraient sur place. Certains spécialistes parlent du double, voire du triple. Ils sont partout. Au Kazakhstan, dont le peuple est composé de musulmans modérés, ils sont trois cents. Nous ne pouvons donc tolérer qu’un sanctuaire djihadiste se constitue à quelques heures d’avion de l’Europe. Notre continent est bien trop vulnérable. Aucun État européen n’a de solution définitive pour contrer la folie meurtrière de djihadistes isolés. Nos propres concitoyens à l’étranger sont désormais menacés. Depuis 1991 et l’opération « Tempête du désert », presque toutes les grandes opérations extérieures internationales ont eu lieu dans des pays arabes riches en pétrole. Le raccourci est simpliste. Il n’échappe pas nécessairement à une analyse historique détaillée, mais c’est ainsi que l’Histoire récente est lue par les grands pays musulmans du monde. Or le problème n’est ni strictement occidental ni strictement oriental. En effet, le terrorisme islamiste a été traité pendant longtemps comme un strict problème sécuritaire. C’était le cas pour les Américains avant l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center. Cet attentat a montré aux Américains et au monde que c’était non pas un problème terroriste, mais un problème politique mondial. Il semble d’ailleurs, au regard des documents découverts en mai 2011 dans la cache de Ben Laden, que celui-ci concevait le djihadisme comme un projet politique global. Quand nous lisons ces documents, on se demande si Ben Laden n’était pas à la fois Marx et Lénine, un penseur et un organisateur ! Il semblerait que, malgré l’affaiblissement d’Al-Qaïda, remplacé par les islamistes de Daech, la diffusion de son idéologie guerrière bouscule le monde arabe, mais aussi le monde musulman dans son ensemble. Le cancer djihadiste s’étend partout et frappe tout le monde. L’interventionnisme occidental suscite ainsi des réactions épidermiques sur l’ensemble du continent eurasiatique. Gardons-nous de jouer une fois de plus la mélodie du fardeau de l’homme blanc : la question djihadiste n’est pas un problème seulement occidental ; elle est devenue un phénomène global, dont les répercussions sont mondiales. Nous balayons une zone grise et une autre apparaît immédiatement après. Nous sommes intervenus en Afghanistan pour couper les racines d’Al-Qaïda et du régime taliban qui la soutenait. Nous sommes intervenus en Libye et nous avons déstabilisé la région. Nous sommes intervenus au Mali pour les mêmes raisons, et voilà qu’un nouveau sanctuaire terroriste émerge à la frontière de la Syrie et de l’Irak. À force d’éparpiller les djihadistes, nous prenons le risque qu’ils se regroupent à l’avenir dans d’autres pays de l’aire arabo-musulmane ou musulmane, ou même de l’Asie, notamment centrale, où se trouveraient déjà plusieurs centaines de djihadistes, mais aussi des talibans. L’Asie centrale, où j’étais récemment avec notre collègue André Dulait, craint vraiment le départ des alliés de l’Afghanistan, car elle redoute que l’ensemble de cette région ne soit déstabilisé par les talibans. La déstabilisation de ces États serait un véritable drame. Toutefois, quelles solutions politiques pouvons-nous apporter ? Le président du Tadjikistan, en septembre dernier, devant André Dulait, Michel Boutant et moi-même, s’était ému de constater que l’essentiel des interventions extérieures de l’ONU avait pour théâtre d’opérations des pays musulmans. Là encore, prenons garde de ne pas jouer l’Occident contre l’Orient. Des solutions politiques au défi idéologique posé par le djihadisme doivent être formulées par les pays musulmans eux-mêmes. Ainsi le Kazakhstan, où se trouvent – je le rappelle – plus de 300 djihadistes, accueillera, en 2015, un grand congrès religieux de l’ensemble du monde musulman modéré, du Maroc à l’Indonésie. Tous les pays musulmans se regroupent et réfléchissent aux solutions structurelles à apporter au développement du califat. Voilà une solution à l’équation fondamentale qui nous est posée : quelles institutions peuvent parvenir à endiguer la prolifération du djihadisme et comment la démocratie peut-elle s’imposer dans l’aire arabo-musulmane comme un modèle alternatif à la dictature ou au terrorisme ? D’importantes questions se posent du point de vue de la légalité internationale. L’appel lancé par le gouvernement irakien nous autorise, dans le cadre défini par l’article 51 de la Charte des Nations unies, à employer la force contre l’État islamique, mais dans les seules limites des frontières irakiennes. Cette limite a été rappelée de nombreuses fois tant par le Président de la République, avec raison, que par le ministre des affaires étrangères et du développement international et par vous-même, monsieur le ministre. Toutefois, la situation est différente du côté américain. Barack Obama n’a jamais caché son intention de mener des frappes sur le sol syrien. La loi américaine – supérieure à la loi internationale… – autorise l’emploi de la force contre toute forme de terrorisme islamiste. Or, pour certains, en l’absence de demande expresse du gouvernement de Bachar Al-Assad, une telle intervention n’est légale que si elle est justifiée par la légitime défense. Des frappes américaines, Bachar Al-Assad a déclaré avoir été mis au courant par les autorités américaines, lesquelles prétendent que l’information a circulé entre ambassadeurs de l’ONU. Monsieur le ministre, j’espère que vous nous éclairerez sur ce point. En effet, si ce que l’on peut lire dans les dépêches est vrai, le régime de Bachar Al-Assad bénéficierait d’une reconnaissance de fait ! Les Russes crient au non-respect du droit international – ils en sont spécialistes… –, tout comme l’Iran. Le risque d’escalade est-il bien exclu ? Les périmètres de notre intervention ne seront-ils pas remis en question par ces frappes américaines en Syrie ? Notre intervention pose donc inévitablement la question de notre position sur le dossier syrien. Selon des spécialistes, l’armée syrienne serait la seule en capacité d’agir au sol contre les troupes de l’État islamique. Monsieur le ministre, devrons-nous, malgré nos déclarations péremptoires, nous résigner à réintégrer progressivement l’actuel gouvernement syrien dans le règlement de la crise provoquée par Daech, même sans évolutions de la transition politique en Syrie, évolutions que nous soutenons, avec raison ? Les discours doivent parfois céder devant les réalités. Je vous remercie de me répondre sur ce point. Ma deuxième question porte sur la forme de la coalition : comment se fait-il qu’une crise avec une telle empreinte régionale et des répercussions potentiellement aussi larges ne permette pas un regroupement des puissances les plus directement menacées par la prolifération d’un sanctuaire terroriste transfrontalier ? Je regrette ainsi l’absence au sein de cette coalition de deux puissances régionales majeures : la Russie et l’Iran. La Russie dispose d’une expertise en matière de lutte contre le djihadisme. De plus, elle connaît très bien l’aire géographique concernée, du fait de ses relations anciennes avec la Syrie et l’Iran. Je pense qu’elle nous aurait été d’un grand secours dans la lutte contre l’État islamique, mais l’impasse dans laquelle elle s’est enfermée sur le dossier ukrainien l’isole. Pour preuve, je vous rappelle que l’affaire ukrainienne nous a conduits à suspendre le programme SCANDEX - détection de terrorisme dans la foule – de coopération dans la lutte contre le terrorisme entre la France et la Russie, décision forte s’il en est ! À cet égard, j’espère qu’un règlement rapide de la situation ukrainienne nous permettra de revoir le rôle de la Russie dans la coalition contre Daech. Ne faut-il pas aussi regretter l’absence de l’Iran dans cette coalition ? Selon ma collègue Nathalie Goulet, qui a attiré mon attention sur ce point, ce pays aurait un rôle incontestable à jouer dans l’équilibre de cette région. L’État islamique représente, en effet, une menace pour l’arc chiite, pour le Hezbollah au Liban et pour l’armée irakienne, essentiellement chiite. La coalition doit, même sur un plan symbolique, marquer l’opposition de l’ensemble du monde musulman au cancer djihadiste. Elle devrait réunir sunnites et chiites au sein d’un projet commun.
Enfin, je regrette une fois de plus que la France et le Royaume-Uni soient les seules puissances du continent européen à supporter de fait l’essentiel de la sécurité et de la diplomatie européennes. Où est l’Allemagne ? Où est l’Union européenne ? À ces questions, monsieur le ministre, vous avez, avec raison, répondu par un souhait : celui d’une défense européenne. Mais, pour l’heure, de défense européenne, il n’y a point ! Il serait peut-être important que les pays qui nous donnent toujours des leçons puissent nous accompagner dans les opérations que nous engageons courageusement.
Ma troisième question est la suivante : à quel point connaissons-nous notre ennemi ? Vous avez déclaré, lors de votre audition à l’Assemblée nationale, que l’État islamique serait fort d’une cagnotte de près de 2 milliards de dollars. D’où vient cet argent ? Comment l’EI parvient-il à s’autofinancer ? A-t-il à ses côtés des États bailleurs de fonds ? Il exploite les champs pétrolifères des régions qu’il occupe, mais à qui vend-il son pétrole ? Et comment ? Ne peut-on pas couper les racines du mal en asséchant ses finances ? Quelle est la position de la Turquie, qui est notre alliée et qui est membre de l’OTAN ? Achète-t-elle le pétrole de l’EI ? Dans le même ordre d’idées, je m’interroge sur les circuits d’approvisionnement en armes. Nous avons armé les rebelles syriens. Certaines des armes ont-elles rejoint les rangs de Daech ? Monsieur le ministre, vous avez déjà répondu par la négative à cette question, mais je me permets de vous la poser de nouveau, car, sur ce point, qui suscite beaucoup d’interrogations, il n’est peut-être pas inutile de répéter les choses. De plus, les pertes subies par l’armée de Bachar Al-Assad et par l’armée irakienne sont autant de gains en matériel pour l’État islamique. Nous avons pu constater le même phénomène après l’épisode de la Libye, puisque de nombreux stocks d’armes conventionnelles ont proliféré jusqu’au nord du Mali et en Centrafrique, avec les suites que l’on connaît. Je sais, monsieur le ministre, que vous suivez ce problème avec beaucoup d’attention. Ma dernière question concerne la soutenabilité de notre engagement en Irak. Du point de vue opérationnel, notre intervention en Libye nous avait conduits aux limites des possibilités ouvertes par notre flotte aérienne. Depuis, la loi de programmation militaire, la LPM, est entrée en vigueur et de profonds mouvements traversent nos forces aériennes. Dans ces conditions, sommes-nous en capacité logistique de mener à bien notre mission en Irak ? Ne sommes-nous pas sous-dimensionnés face à l’enjeu ? L’opération en Libye avait coûté plus de 170 millions d’euros, si mes chiffres sont exacts. Qu’en sera-t-il pour l’Irak, sachant que nous sommes encore engagés au Mali et en Centrafrique ? Nous sommes également présents au Liban, au Kosovo, en Côte d’Ivoire, en Guinée, en Asie centrale… Notre défense peut-elle encore être décisive sur autant de théâtres d’opérations ? Il manque plus de 1,5 milliard d’euros au budget de la défense pour suivre la programmation dessinée par la LPM – M. le président de la commission peut le confirmer. (M. le président de la commission des affaires étrangères fait un signe de dénégation.) Ne sommes-nous donc pas en passe d’atteindre le point de rupture de notre capacité de projection ? Comment allons-nous assumer ce surcoût des opérations extérieures ? Les pays du Golfe pourraient peut-être nous aider, eux qui font partie de la coalition… Considérez que 1,5  milliard d’euros, c’est, pour eux, le prix d’un grand magasin à Paris ! (Rires sur les travées de l’UMP.) Peut-être pourrions-nous leur poser la question, puisque, au final, nos soldats vont surtout les défendre !...(Les rires redoublent.)
 
En tant qu’élu de la Ville de Paris, je suis sensible aux investissements qui sont faits dans la capitale ! De surcroît, lorsqu’ils y achètent des biens, ces pays ne paient pas d’impôts.
Oui, ils paient la TVA, et ce n’est pas si mal quand on connaît le montant des droits de mutation sur les transactions immobilières à Paris, mais, je le répète, ils ne paient pas d’impôts !
Enfin, le cancer du terrorisme islamiste dépasse la seule question de la lutte contre l’État islamique. Le monde musulman est plus vaste que le seul Proche-Orient. Le risque de déstabilisation charrié par le djihadisme est donc très grand – je pense au Pakistan ; je pense à l’Indonésie ; je pense aussi aux Philippines. Allons-nous bombarder pour nous en aller une fois les responsables de ce mouvement neutralisés et leurs bases détruites ou allons-nous enfin nous attacher à trouver des solutions pour accompagner la consolidation de la démocratie et de la liberté dans le monde musulman, dans le respect de l’autonomie de destin de ses peuples ? À l’heure actuelle, ces solutions, nous ne les voyons pas. Pour ma part, je n’ai qu’une certitude : au-delà de la nécessaire action militaire, seules des solutions politiques issues du monde musulman accompagné par les Occidentaux permettront de régler ce conflit idéologique. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UDI-UC, ainsi que sur quelques travées du groupe écologiste et du groupe socialiste.)