Les débats

Affaires sociales
Jean-Marie Bockel 07/01/2014

« Débat sur l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français»

M. Jean-Marie Bockel

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France a fait, depuis le lancement de notre programme nucléaire, dans les années cinquante, des choix courageux, au nom de l’indépendance et de la souveraineté nationales. Près d’un demi-siècle plus tard, nous mesurons à quel point ces efforts ont porté. Notre pays est aujourd’hui reconnu comme l’une des grandes puissances nucléaires de ce monde, tant sur le plan civil que sur le plan militaire. L’engagement des forces vives de notre pays dans le développement de l’énergie nucléaire nous permet aujourd’hui de tirer notre épingle du jeu de la concurrence internationale et de dissuader, sur le plan militaire, ceux qui pourraient être tentés de menacer l’intégrité de notre territoire. Ce demi-siècle de succès a un prix : les 210 essais nucléaires réalisés entre 1959 et 1996 dans le Sahara algérien puis en Polynésie française n’ont pas été sans conséquence. Nombre de militaires de carrière, d’appelés du contingent, de travailleurs civils sur les sites militaires et, bien sûr, de personnes autochtones ont été les victimes, à différents degrés, d’irradiation ou de troubles liés à la manipulation de matériels nucléaires. Le rapport récent de la commission pour le contrôle de l’application des lois du Sénat fait état de 150 000 personnes concernées sur toute la période, tous statuts confondus. On mesure à quel point le nucléaire est indissociable de notre histoire nationale. À ce titre, il est tout à fait normal, légitime et cohérent qu’un régime approprié d’indemnisation ait été mis en place. Une compensation pécuniaire est le moins que pouvaient attendre ces Français qui ont payé le prix fort de notre indépendance militaire et énergétique. L’État a donc pris ses responsabilités devant le législateur lorsque le Gouvernement, sur l’initiative d’Hervé Morin, a proposé en 2010 la création d’un régime de responsabilité sans faute visant à assurer la réparation intégrale du préjudice des victimes selon une procédure simplifiée de demande d’indemnisation. C’était là aussi une forme de reconnaissance des souffrances de ceux qui, du fait de leur travail ou de leur présence à proximité des sites, ont développé une maladie radio-induite. Notre débat de ce soir ne porte pas sur le bien-fondé de l’existence de ce régime, qui a le mérite de répondre à l’une des exigences les plus importantes de ceux qui ont volontairement ou involontairement souffert pour la France. Il porte en réalité sur le périmètre, la mise en œuvre et la portée de l’indemnisation. La France ne pratique plus d’essais nucléaires depuis 1996. Ce débat n’intervient pas à un moment anodin. Avec une belle unanimité, l’Assemblée nationale a voté en novembre dernier un texte permettant l’extension du champ de l’indemnisation à l’ensemble de la Polynésie française. Les travaux de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois ont ainsi mis en évidence que si l’esprit de la loi de 2010 demeurait pertinent, l’application de celle-ci laissait à désirer. Le critère d’évaluation mis en avant est surtout quantitatif. Il est vrai que, à cet égard, la loi de 2010, outre qu’elle exigeait le respect d’un critère temporel de résidence, restreignait le champ géographique de l’indemnisation à certains lieux : je pense notamment aux atolls de Mururoa, de Fangataufa et de Hao, ainsi qu’à l’île de Tahiti. Cette démarche était tout à fait cohérente et rationnelle pour l’époque, puisqu’elle permettait, pensait-on, d’ouvrir l’indemnisation aux personnes les plus exposées aux conséquences de ces essais nucléaires. En effet, le rapport Bataille de 2001 estimait que les populations locales de Polynésie ayant été associées au programme d’expérimentation depuis 1966 avaient été peu exposées. Ce rapport sous-estimait un phénomène qui a été mis en évidence en 2006 par une commission d’enquête parlementaire : les essais atmosphériques ont conduit à des retombées radioactives sur de plus larges zones que ce qui était projeté initialement. Dès lors, il était fondamental de prendre Tahiti en compte. Pour autant, à la suite de la récente déclassification de documents relevant du « secret défense », il est apparu que les retombées radioactives ont été plus importantes que ce dont nous avions connaissance lors de l’adoption de la loi de 2010. En effet, de nombreux membres d’équipages de bâtiments de la marine nationale auraient été exposés. De plus, à périmètre d’indemnisation constant, le travail du Sénat a permis de mettre en évidence le sous-emploi du dispositif de la loi de 2010, puisque, alors que l’on anticipait à l’époque qu’entre 2 000 et 5 000 dossiers donneraient lieu à indemnisation, seulement 840 demandes ont été formulées, dont 11 ont abouti, 4 d’entre elles émanant de Polynésie. Ainsi, en 2010, à peine 266 000 des 10 millions d’euros inscrits au budget pour financer l’indemnisation auraient été consommés… Ces éléments sont-ils le symptôme d’un dysfonctionnement du régime mis en place en 2010 ? En réalité, le régime fonctionne ; ce qui pose problème, c’est son ciblage, son périmètre et la politique d’indemnisation. Dès lors, la première des questions qui se pose est celle de l’équilibre. En effet, un juste équilibre doit être trouvé entre la nécessaire et légitime extension du périmètre de l’indemnisation et la préservation du caractère exceptionnel d’un tel préjudice. On mesure à quel point il serait facile et tentant, pour certains, d’ouvrir en grand les vannes de l’indemnisation pour mieux remettre en cause le bilan de notre demi-siècle nucléaire, même si personne, dans notre débat d’aujourd’hui, ne tombe dans ce travers. Pour nous prémunir contre ce genre de dérive et éviter cet écueil, nous devons, avant toute chose, adopter une démarche conciliant rationalité et empathie pour les victimes. En deçà de cette précaution, il nous faut nous garder de faire de l’indemnisation un revenu à part entière pour des personnes qui n’auraient pas été exposées à des radiations. L’indemnisation doit répondre aux difficultés supportées par les victimes des retombées des essais nucléaires et par leurs familles. Cela pose d’ailleurs la question des ayants droit des personnes décédées qui étaient éligibles à l’indemnisation. Ce débat reviendra devant le Sénat le moment venu ; je ne m’y arrête pas. Dans l’immédiat, je tiens à saluer à mon tour, au nom du groupe UDI-UC, le travail tout à fait remarquable accompli par la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, en particulier par ses rapporteurs. Voilà une dizaine d’années encore, évoquer cette question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires était presque commettre un sacrilège… Nous pouvons d’ailleurs tous balayer devant notre porte : à l’époque, les éléments disponibles nous amenaient à sous-estimer de bonne foi les retombées des essais nucléaires. Cela doit nous rendre modestes et ouverts à la prise en compte, le cas échéant, de données nouvelles, même si nous disposons désormais d’une vision assez bien consolidée de l’ampleur et du périmètre des dommages. Au nom de mon groupe, je félicite la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, dont le travail s’avère une nouvelle fois d’une grande pertinence. (Applaudissements.)