Les débats

Affaires étrangères et coopération
Jean-Marie Bockel 04/09/2013

«Débat sur la situation en Syrie»

M. Jean-Marie Bockel

Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la guerre civile qui secoue la Syrie représente un drame humain depuis près de deux ans et demi maintenant. Selon les services de l’ONU, ce conflit meurtrier a fait à ce jour entre 93 000 et 110 000 morts. Voilà la réalité ! Une nouvelle étape dans l’escalade de la violence semble toutefois avoir été franchie dans la journée du 21 août dernier. En effet, les preuves d’une utilisation à large échelle d’armes chimiques par le régime syrien de Bachar Al-Assad, et ce à l’encontre de sa propre population, convergent désormais. La communauté internationale ne peut rester figée sans réponse face à des crimes d’une telle gravité ; elle se doit d’y apporter une réponse appropriée. Néanmoins, le déclenchement d’une éventuelle intervention militaire à l’encontre du régime syrien, même ciblée et ponctuelle, ne peut, le cas échéant, se faire dans la précipitation, sans que l’on prenne en compte les multiples implications géopolitiques qu’elle pourrait avoir et la complexité de la situation, particulièrement dans cette région du monde. Le rejet d’une motion présentée par le premier ministre britannique, David Cameron, et tendant à autoriser le recours à la force devant la Chambre des communes a ainsi démontré que des interrogations subsistaient quant à une opération dans ce pays, qui fut souvent un allié sur le plan militaire. En France, un récent sondage a confirmé que nos compatriotes se posaient les mêmes questions. Dans les grands pays démocratiques, à l’instar des États-Unis, où le président Obama a suspendu sa décision au vote du Congrès américain, c’est une logique politique qui prévaut, au-delà des mécanismes institutionnels. Il s’agit en définitive d’obtenir le soutien du Parlement, même si celui-ci n’est pas constitutionnellement indispensable, afin de forger une position nationale plus forte, quelle qu’elle soit. Dès lors, monsieur le ministre, mes chers collègues, il apparaît aux sénateurs du groupe UDI-UC qu’il est politiquement impensable de prendre la décision d’engager nos forces armées en Syrie sans que le Parlement puisse préalablement s’exprimer sur le sujet par un vote. Certes, nous ne contestons pas que le Président de la République demeure chef des armées et qu’il lui appartient d’engager nos forces armées de manière discrétionnaire et dans l’urgence quand nos intérêts nationaux sont en danger, comme ce fut le cas au Mali. Mais force est de constater que la situation est différente en l’espèce. Aussi, une consultation du Parlement permettrait de rechercher le consensus national tout en apportant des réponses aux multiples questions que nous nous posons. Ce débat est nécessaire. Car il est clair qu’une telle opération militaire ne peut être envisagée, le cas échéant, sans que l’on ait pesé attentivement ses conséquences et délimité ses objectifs. Sinon, nous risquons de nous retrouver prisonniers d’une mécanique infernale qui pourrait conduire à l’embrasement de la région, et au-delà. Le Président de la République a évoqué l’idée d’une intervention « punitive » qui aurait vocation à mettre un coup d’arrêt à la sauvagerie des actes perpétrés par le régime de Damas. Mais posons-nous les bonnes questions, il est encore temps : une telle opération permettrait-elle de marquer réellement un coup d’arrêt à l’escalade de la violence en Syrie ? Contribuerait-elle efficacement à la protection de la population civile, alors qu’un exode massif s’amplifie chaque jour un peu plus ? Quelles en seraient les objectifs ? Pourquoi ne pas envisager la mise en place de couloirs humanitaires, voire d’une zone d’exclusion aérienne, dans un premier temps, pour protéger efficacement les populations civiles ? En outre, n’y a-t-il pas un risque d’exacerbation du conflit et de fragilisation de la région tout entière, d’autant que la crise syrienne s’est déjà propagée à certains pays voisins ? Une déstabilisation des équilibres de la région, où de multiples acteurs, étatiques ou non, se côtoient, pourrait déclencher une machine infernale que nul ne pourrait arrêter, au moment même où nous pouvons déjà observer une transposition des termes du conflit sur le territoire du malheureux Liban. En somme, la définition d’objectifs stricts et précis doit nous garder du risque réel d’un embrasement généralisé de cet « Orient compliqué », qui aurait sans nul doute des répercussions immédiates dans tout le pourtour méditerranéen, dont la France fait partie. Le cadre légal – plusieurs orateurs l’ont rappelé – est également fondamental. Comment inscrire une opération militaire dans la légalité internationale en dehors de tout mandat des Nations unies ? Le critère humanitaire est-il suffisant ? Cette question est d’autant plus délicate à appréhender que le schéma du conflit est particulièrement complexe. En effet, l’analyse simpliste des « bons » et des « méchants » ne résiste pas à l’épreuve des faits, avec des forces de l’opposition fragmentées, dont certains de ses membres, proches de l’islam radical, comme chacun le sait, sont loin d’être des « enfants de chœur » ! Enfin, nous mesurons encore mal les implications qu’une telle opération pourrait avoir vis-à-vis de pays comme la Russie ou la Chine, qui, jusqu’à aujourd’hui, soutiennent peu ou prou le régime de Damas. Ces pays, qui bloquent déjà depuis près de trente et un mois toute adoption de résolution sur le sujet par le Conseil de sécurité, pourraient continuer de soutenir le régime de Damas en cas d’intervention militaire, notamment à travers la livraison d’armes supplémentaires, avec à la clé un risque d’escalade. À cet égard, un surcroît d’efforts diplomatiques pour conforter l’entente internationale est très certainement préférable, à ce stade. La prudence s’impose donc. La précipitation n’est pas une méthode d’action et nous ne pouvons envisager, le cas échéant, une option militaire sans une meilleure appréciation de la situation et de ce que nous attendons d’une intervention armée éventuelle. Alors que l’exacerbation du conflit entraîne une accélération de l’exode des populations civiles, je tiens à attirer votre attention, monsieur le ministre, mes chers collègues, sur la question humanitaire, qui est bien réelle. J’étais il y a quelques jours seulement dans la région au titre de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, une assemblée au sein de laquelle nous sommes plusieurs ici à siéger. À cette occasion, je me suis rendu dans différents camps, formels ou informels, de réfugiés au Liban et en Turquie, à quelques kilomètres de la frontière syrienne, où j’ai pu recueillir, comme d’autres, le témoignage poignant de ces populations, qui ont bien souvent tout perdu et qui vivent dans le dénuement le plus total. Appelons les choses par leur nom ; c’est bien à un drame humanitaire que nous assistons en Syrie et dans les pays voisins. Le bilan de la guerre civile syrienne est d’ores et déjà accablant, et près de 2 millions de Syriens, dont 1 million d’enfants, ont d’ores et déjà trouvé refuge dans les pays limitrophes. Les drames humains dépassent les logiques comptables. Il est là aussi, le véritable « crime contre l’humanité ». Pour António Gutteres, le Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés – je salue au passage le rôle remarquable joué dans cette crise par le HCR et certaines ONG –, « La Syrie est devenue la grande tragédie de ce siècle, une calamité humanitaire indigne avec des souffrances et des déplacements de population sans équivalent dans l’histoire récente. » Pouvons-nous rester sans réagir, alors que l’aide pâtit d’un sous-financement chronique ? Qu’attendons-nous pour renforcer notre soutien humanitaire aux pays de la région ? Voilà un engagement immédiat que nous pourrions prendre. La France et, surtout, l’Europe entendent-elles rehausser leurs engagements à cet égard, alors que l’amplification du conflit va inéluctablement entraîner un afflux supplémentaire de réfugiés ? Dans le petit Liban de 3,5 millions d’habitants, en l’espace de onze mois, les réfugiés qui s’entassent dans des camps non-formels sont passés de 25 000 à près de 700 000, et l’on pense qu’ils seront 900 000, voire 1 million à la fin de l’année. Telle est la réalité ! La période de consultation et de réflexion que nous vivons en ce moment doit par ailleurs nous permettre de définir une méthode d’action pour répondre à l’ensemble de ces enjeux. De nombreux orateurs l’ont dit, une éventuelle intervention ne peut être envisagée totalement en marge des Nations unies. Certes, le Conseil de sécurité est paralysé, mais ne fermons pas la porte aux tractations diplomatiques, y compris avec les Russes, afin de maintenir une démarche inclusive : eux aussi voient ce qui se passe, eux aussi sont témoins des horreurs actuelles, eux aussi ont une opinion publique. D’autres voies diplomatiques pourraient aussi être étudiées, notamment l’adoption de résolutions par l’Assemblée générale des Nations unies. Une telle démarche permettrait d’accroître la pression internationale sur Damas. Par ailleurs, cette intervention éventuelle devrait se faire dans le cadre diplomatique le plus large possible. La mise en place d’une « coalition des volontaires », si elle aboutissait, ne saurait se limiter à quelques pays occidentaux, au risque de donner des arguments fallacieux aux adeptes du « choc des civilisations ». Une fois de plus, on en verrait les conséquences, qui se traduiraient par des difficultés à constituer une nécessaire coalition internationale. Et quid des positions de la Ligue arabe, certes divisée, mais incontournable, ainsi que des grands pays limitrophes ? Je pense à la Turquie, qui est une puissance régionale tout aussi incontournable, mais aussi à l’Iran, acteur-clé de la région, s’agissant d’un conflit qui, à bien des égards, ressemble à une guerre de religion de notre temps. Il est en effet de notoriété publique que la rébellion syrienne est composée en partie de mouvements salafistes extrémistes, souvent extérieurs, jouant sciemment la carte de l’affrontement entre les différentes branches de l’islam. Nous ne saurions laisser la Syrie aux mains de tels groupes sans déstabiliser l’ensemble de la région pendant plusieurs décennies. Il nous faut donc trouver le moyen d’œuvrer, autant que faire se peut, le plus unis possible, à une sortie de crise par le haut, préservant les minorités religieuses, notamment chrétiennes, sans faire le jeu de ces groupuscules extrémistes. Enfin, et c’est un vœu solennel que je prononce devant vous, au nom de notre groupe, mes chers collègues, il serait impensable que l’Europe ne se saisisse pas davantage de la question, dans son volet humanitaire – on peut faire mieux et on peut faire plus ensemble –, mais aussi dans sa dimension politique. Quelle formidable occasion de démontrer que l’Europe politique est capable, devant une telle crise, devant un tel enjeu géopolitique, de se mettre en mouvement ! La Syrie est membre de l’Union pour la Méditerranée, dont font partie les pays de l’Union européenne. C’est donc bien de notre voisinage immédiat qu’il est ici question ! Certes, le Royaume-Uni s’est retiré pour le moment du processus, mais quelle est la position de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne et de l’ensemble des pays européens ? Que fait Mme Ashton ? Il faudrait que les chefs d’État et de gouvernement européens se réunissent au plus vite sur cette question, pour définir une approche commune et une stratégie d’action, que l’on trouve ensemble un dénominateur commun ! Une fois de plus, la crédibilité de l’Europe est en jeu. Nous en avons tous conscience, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Président de la République a de graves décisions à prendre. Notre rôle, en tant que sénateurs, représentants du peuple français, est de nous assurer que sa décision sera prise au nom d’objectifs réalistes, atteignables et utiles, respectueux de la sécurité de la France comme de la légalité internationale. Cela n’a rien d’une impossible quadrature du cercle ! Ne gâchons pas l’occasion de trouver une solution pérenne et durable à la crise syrienne et revoyons-nous prochainement pour un nouveau débat, suivi d’un vote ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et de l’UMP.)