DANS LES MÉDIAS

Le Huffington post : "Le rééquilibrage américain vers la région Asie-Pacifique est une opportunité pour l’Europe, saisissons-la!"
Jean-Marie Bockel 01/07/2013

La sécurité de l'Europe est une pierre angulaire de la politique étrangère américaine", indiquait en janvier 2010 l'ancienne secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton. Si les Etats-Unis n'entendent pas remettre en cause cette posture héritée de la seconde guerre mondiale et jamais infléchie tout au long de la guerre froide, force est de constater la mise en œuvre progressive par les Américains d'une stratégie de "rééquilibrage", dite du "pivot", au profit de la région Asie-Pacifique, avec en toile de fond l'émergence de ce que certains n'hésitent pas à appeler un nouveau "G2" Etats-Unis/Chine... Porté par le Président Obama en personne, ce basculement du centre de gravité de la politique étrangère américaine vers l'Asie et le Pacifique s'opère de manière d'autant plus mécanique qu'il s'inscrit dans le contexte du retrait des forces américaines d'Irak, et très prochainement d'Afghanistan (fin 2014). Pour Washington, l'horizon stratégique à moyen et long-terme - qu'il soit économique, diplomatique ou militaire - doit donc bien être appréhendé prioritairement du côté de sa façade Pacifique. Mais les Américains ne comptent pas s'en tenir uniquement à un rôle d'observateur, loin s'en faut ! Du renforcement de leurs alliances avec le Japon, la Corée du Sud ou le Vietnam parmi d'autres, à la nomination d'un ambassadeur permanent auprès de l'ASEAN (Association des nations de l'Asie du Sud-Est), en passant par l'envoi de 2 500 militaires en Australie sur la base de Darwin, les marqueurs de ce "pivot" ne manquent pas. Ces initiatives sont aussi bien justifiées par une meilleure intégration économique et commerciale avec l'Asie que par la montée en puissance de Pékin, dont les ambitions régionales pourraient potentiellement menacer les alliés asiatiques des Etats-Unis. D'où la consolidation de leur dispositif militaire en Asie du Nord-Est et du Sud-Est. Malgré les coupes budgétaires qui guettent le Pentagone, l'orientation "asiatique" de la défense américaine a en effet été réaffirmée à plusieurs reprises par les responsables de l'administration Obama, et notamment par Chuck Hagel, Secrétaire à la Défense, il y a quelques jours à l'occasion d'un sommet sino-américain en Californie. Chiffres à l'appui. 60 % des forces aériennes extérieures américaines se trouvent dès à présent dans la région Asie-Pacifique, et les Etats-Unis se sont engagés à y baser 60 % de leurs forces navales d'ici à 2020, soit huit navires de plus qu'actuellement. Cette nouvelle donne n'est pas sans conséquences. Pour la région Asie-Pacifique tout d'abord, ce repositionnement américain est de nature à bouleverser les rapports de forces en présence. De la compétition économique entre les pays de la région à un éventuel affrontement militaire, il pourrait parfois n'y avoir qu'un pas. D'aucuns vont même jusqu'à évoquer le risque d'un conflit armé entre la Chine et les Etats-Unis qui aurait, à n'en pas douter, de graves répercussions politiques, stratégiques, et économiques pour l'ensemble de la planète. Ce scénario "catastrophe", même s'il ne peut être écarté, semble cependant peu probable et l'on devrait davantage voir s'installer une nouvelle guerre froide en mer de Chine méridionale et orientale, ponctuée par des pics de tension, à l'image de la question des îles Senkaku/Diaoyu entre le Japon et la Chine. La France a également, rappelons-le, un rôle important à jouer en tant qu'acteur majeur dans le Pacifique et l'Océan Indien via ses territoires ultra-marins (2ème ZEE au monde). Encore faudrait-il avoir les moyens de ses ambitions. Si le Livre blanc de 2013 identifie très clairement le Pacifique comme une région stratégique de première importance pour notre pays, la réduction annoncée de nos moyens navals - dans l'attente de la future Loi de programmation militaire - fait cependant craindre le pire. Affaire à suivre donc. Mais plus globalement, quelle leçon l'Europe peut-elle tirer de ce redéploiement américain ? Est-ce une mauvaise nouvelle ? Pas si sûr... Le "pivot" américain est porteur d'un message on ne peut plus limpide pour les Européens : nous attendons que vous assumiez plus encore votre sécurité et celle de votre voisinage. En ce sens, le redimensionnement (et non le retrait !) des moyens américains sur le continent européen est une formidable incitation au développement de l'Europe de la Défense, qui peine à trouver une application concrète dans les faits, il faut bien le reconnaitre. Aussi, dans ce contexte, il semble urgent que l'Europe intègre au plus vite les trois dimensions indispensables à son affirmation en tant qu'acteur régional.
  • Premièrement, l'Europe doit cultiver sa dimension stratégique, ce qui passe par une réflexion sur son action extérieure et la définition d'objectifs communs. Alors que la stabilité du Sahel représente un enjeu crucial pour l'Europe dans son ensemble, l'intervention française au Mali a démontré l'absence d'approche commune sur les questions stratégiques. Pourquoi alors ne pas envisager la rédaction d'un véritable Livre blanc européen, préalable à l'émergence d'une vision européenne sur les grands enjeux géostratégiques - forcément à partir du plus petit dénominateur commun mais c'est en soi un début ? Il s'agirait en quelque sort de faire vivre le concept de puissance européenne, imbrication complexe entre approches nationales et outils diplomatiques européens.
  • Deuxièmement, afin de permettre à l'Europe de ne plus être en situation de "dépendance" stratégique vis-à-vis des Etats-Unis, la dimension capacitaire requière un effort accru. Le déséquilibre capacitaire entre les Etats-Unis et les européens en matière de défense est aujourd'hui criant et s'est aggravée dangereusement depuis dix ans. Un chiffre illustre cet état de fait. Les Etats-Unis représentent près de 72 % des dépenses totales de défense au sein de l'OTAN ! Le renforcement de la base technologique et industrielle de défense de l'Europe, notamment à travers l'Agence européenne de défense et son initiative "Pooling and Sharing", est donc essentiel. Au-delà de l'aspect stratégique, les potentialités économiques d'une telle politique industrielle volontariste ne sont pas négligeables, surtout en période de crise.
  • Enfin, la politique européenne de sécurité et de défense ne pourra prendre tout son sens sans une dimension institutionnelle renouvelée. L'enjeu n'est pas ici de créer une énième bureaucratie, mais bien de faciliter la prise de décision grâce à des avancées pragmatiques. La réduction du nombre d'échelons de la chaîne de commandement européenne est à cet égard primordiale si l'Europe veut pouvoir être réactif en cas de crise dans sa périphérie immédiate. Le mécanisme des "coopérations renforcées", prévu par le Traité de Lisbonne mais non-utilisé à ce jour, pourrait également faire l'objet d'une mise en application.
En définitive, le "rééquilibrage" américain vers l'Asie et le Pacifique est donc bien une opportunité pour l'Europe, qu'il nous appartient plus que jamais de saisir, en particulier dans la perspective du Conseil européen de décembre prochain dédié à la Défense. Encore une fois, cela ne pourra se faire sans volontarisme et détermination, en d'autres mots, sans une Europe réellement politique.